Deuxième version


LETTRE NEUVI�
�ME.

Ue les jours font longs,
quand on les compte ,
mon cher Aza ! le tems ain
que Tef
pace n'eft connu que
par f
es limites. Nos idées &c
notre vue fe perdent égale-
ment par la confiante unifor-
mité de Pun &c de l'autre , fi
les obiets mar
quent les bornes
de l'efpace, i
l me femble que
nos efpérances marquent cel-
les du tems ; & que fi elles
nous abandonnent ou qu'elles
ne f
oient pas fenfiblement mar-
quées , nous n'appercevons pas
plus la durée du tems que l'air
qui remplit l'efpace.



1 12 Lettres d'une


Depuis
Tinltant fatal de no-
tre r
éparation , mon ame &
mon cœur également flétris
par l'infortune, refloient en-
f
evelis dans cet abandon total,
horreur de la nature , image
du néant , les jours s'écouloient
f
ans que j'y prilTe garde; au-
cun efpoir ne fixoit mon atten-
tion fur leur longueur : à pré- à
f
ent que l'efpérance en mar-
que tous les inftans, leur du-
rée me paroît infinie , & je j
goûte le plaifir
en recouvrant ^
la tranquilité de mon cfprit ,
de recouvrer
la facilité de
penfer.


Depuis que mon imagina
-
tion efl: ouverte à la joye, une
foule de penfées qui s'y pré-
f
entent, l'occupent jufqu'à la

fatiguer.



Péruvienne. 115

fatiguer. Des projets de plafirs
& de bonheur s'y fuccédent
alternativement j les idées nou-
velles y font reçues avec faci-
lité, celles mêmes dont je ne
m'
étois point apperçue s'y re-
tracent fans les chercher.

Depuis deux jours
, j'entcns
pluf
ieurs mots de la langue du
Cacique, que je ne croyois pas
f
çavoir. Ce ne font encore que
les noms des
objets, ils n'ex-
priment point mes penfées &c
ne me font point entendre cel-
les des autres ; cependant ils
me fourniffent déjà quelques
éclairciemens qui m'étoienr
nécelfaires.

Je
fçais que le nom du Ca^
cique eft Dtterville^ celui de no-
tre maifon flottante Vailfeau ^

L Pan, ^ K ^



1 14 Lettres d'une

&c
celui de la terre où nous
allons , France.

Ce dernier m
'a d'abord ef-
frayé : je ne me fouviens pas
d'
avoir entendu nommer ain
aucune Contrée de ton Royau-
m.e
; mais faifant réflexion au
nombre infini de celles qui le
compofent, dont les noms me
f
ont échappés , ce mouvement
de crainte s'efi: bien-tôt éva-
noui ; pouvoit-il fubfifter long-
tems avec la folide confiance
que me donne fans cefTe la
vu
e du Soleil ? Non , mon cher
Aza, cet Aftre divin n'éclaire
que fc
s enfans ; le feul doute
me rendroit criminelle ; je vais
rentrer fous ton Empire , je
touche au moment de te voir
je cours à mon bonheur.



Péruvienne. i i ç


Au milieu des tran
iporrs de
ma joye , la reconnoiffance me
prépare un plaifir délicieux ,
tu combleras d^honneur & de
richeffes le Cacifue ^ bienfai-
f
ant qui nous rendra l'un à
T
autre, il portera dans fa Pro-
vince le fouvenir de Zilia ;
la récompenfe de fa vertu le
rendra plus vertueux encore,
&c f
on bonheur fera ta gloire.

Rien ne peut
fe comparer,
mon cher Aza , aux bontés
qu'
il a pour moi ; loin de me
traiter en efclave , il femble
être le mien; j'éprouve à pré-
f
ent autant de complaifances
de f
a part que j'en éprouvois



* Les Caciques croient des Goaverneurs
de Province tributaires des Inc.^s.



Kij



ii6 Lettres d'une

de contradicfbions durant ma
maladie : occupé de moi , de .
m.
es inquiétudes , de mes amu-
f
emens, il paroît n'avoir plus
d'
autres foins. Je les reçois
avec un peu moins d embarras,
depuis qu'éclairée par l'habi-
tude & par la réflexion , je
vois que j'étois dans l'erreur
fur l'
idolâtrie dont je le foup-
çonnois.

Ce n
'eft pas qu il ne répète
f
ouvent à peu près les mêmes
démonftrations que je prenois
pour un culte ; mais le ton ,
l'
air &c la forme qu'il y em-
ployé
, me perfuadent que ce
n'eft qu'
un jeu à l'ufage de fa
Nation.

Il commence par me faire

prononcer diilinélement des



Péruvienne. 117

mots de fa Langue. Dès que
]
ai répète après lui , ont ,;e vous
aime
, ou bien , je vous promets
£e
tre à vous , la joye fe répand
fur f
on vifage, il me baife les
mains avec tranfport, &c avec
un air de gayeté tout contraire
au f
érieux qui accompagne le
culte
Divin.

Tranquille
fur fa Religion,
je ne le fuis pas entièrement
f
ur le pays doù il tire fon
origine. Son langage &c fes ha-
billemens font fi diflférens des
nôtres , que fouvent ma con-
fiance en eft ébranlée. De fâ-
cheuf
es réflexions couvrent
quelquefois de nuages ma plus
chère ef
pérance : je paffe fuc-
cefl
ivement de la crainte à la
joye , Se
de la joye à l'inquié-
tude.



ii8 Lettres d'une


Fatiguée de la confu
fion de
mes idées , rebutée des incer-
titudes qui me déchirent, ja-
vois réfolu de ne plus penfcr;
mais comment rallentir le mou-
vement d une ame privée de
toute communication , qui n'a-
git que fur elle-même , & que
de f
i grands intérêts excitent
à réfléchir ? Je ne le puis , mon
cher Aza , je cherche des lu-
miè
res avec une agitation qui
me dévore, & je me trouve
f
ans cefîè dans la plus profon-
de obfcurité. Je fçavois que la
privation d'un fens peut trom-
per à quelques égards , & je
vois ,
avec furprife , que lufage
des miens m'entraîne d'erreurs
en erreurs. LintelHgcnce des
Langues feroit-elle celle de



Péruvienne.



119



l'ame? O
, cher Aza î que mes
malheurs me font entrevoir de
fâcheufes vérités ! mais que ces
trif
tes penfées s'éloignent de
moi 'y
nous touchons à la terre.
La lumière de mes jours difTi-
pera en un moment les tén��-
bres qui m'environnent.




I20 Lettres d'une



  Première version


LETTRE NEUVI�
�ME.


Q
Ue les jours sont longs quand on les compte, mon cher Aza ! Le tems ainsi que l’espace n’est connu que par ses limites. Il me semble que nos espérances sont celles du tems ; si elles nous quittent, ou quelles ne soient pas sensiblement marquées, nous n’en appercevons pas plus la durée que l’air qui remplit l’espace.

Depuis
l’instant fatal de notre séparation, mon ame & mon cœur également flétris par linfortune restoient ensevelis dans cet abandon total (horreur de la nature, image du néant) les jours sécouloient sans que jy prisse garde ; aucun espoir ne fixoit mon attention sur leur longueur : à présent que l’espérance en marque tous les instans, leur durée me paroît infinie, & ce qui me surprend davantage, c’est qu’en recouvrant la tranquilité de mon esprit, je retrouve en même-tems la facilité de penser.

Depuis que mon imagina
tion est ouverte à la joie, une foule de pensées qui sy présentent, loccupent jusqu’à la fatiguer. Des projets de plaisirs & de bonheur s’y succédent alternativement ; les idées nouvelles y sont reçues avec facilité, celles mêmes dont je ne m’étois point apperçue s’y retracent sans les chercher.

Depuis deux jours
, j’entens plusieurs mots de sa Langue du Cacique que je ne croyois pas sçavoir. Ce ne sont encore que des termes qui s’appliquent aux objets, ils n’expriment point mes pensées & ne me font point entendre celles des autres ; cependant ils me fournissent déjà quelques éclaircissemens qui métoient nécessaires.

Je
sçais que le nom du Cacique est Déterville, celui de notre maison flottante vaisseau, & celui de la terre où nous allons, France.

Ce dernier m
’a d’abord effrayée : je ne me souviens pas d’avoir entendu nommer ainsi aucune Contrée de ton Royaume ; mais faisant réflexion au nombre infini de celles qui le composent, dont les noms me sont échappés, ce mouvement de crainte s’est bien-tôt évanoui ; pouvoit-il subsister long-tems avec la solide confiance que me donne sans cesse la e du Soleil ? Non, mon cher Aza, cet astre divin néclaire que ses enfans ; le seul doute me rendroit criminelle ; je vais rentrer sous ton Empire, je touche au moment de te voir, je cours à mon bonheur.

Au milieu des tran
sports de ma joie, la reconnoissance me prépare un plaisir délicieux, tu combleras dhonneur & de richesses le Cacique [26] bienfaisant qui nous rendra lun à l’autre, il portera dans sa Province le souvenir de Zilia ; la récompense de sa vertu le rendra plus vertueux encore, & son bonheur fera ta gloire.

Rien ne peut
se comparer, mon cher Aza, aux bontés qu’il a pour moi ; loin de me traiter en esclave, il semble être le mien ; j’éprouve à présent autant de complaisances de sa part que jen éprouvois de contradictions durant ma maladie : occupé de moi, de mes inquiétudes, de mes amusemens, il paroît navoir plus d’autres soins. Je les reçois avec un peu moins dembarras, depuis quéclairée par l’habitude & par la réflexion, je vois que jétois dans lerreur sur l’idolâtrie dont je le soupçonnois.

Ce n
’est pas quil ne repéte souvent à peu près les mêmes démonstrations que je prenois pour un culte ; mais le ton, l’air & la forme quil y employe, me persuadent que ce n’est qu’un jeu à l’usage de sa Nation.

Il commence par me faire
prononcer distinctement des mots de sa Langue. (Il sçait bien que les Dieux ne parlent point) ; dès que j’ai répeté après lui, oui, je vous aime, ou bien, je vous promets d’être à vous, la joie se répand sur son visage, il me baise les mains avec transport, & avec un air de gaieté tout contraire au sérieux qui accompagne l’adoration de la Divinité.

Tranquille
sur sa Religion, je ne le suis pas entierement sur le pays doù il tire son origine. Son langage & ses habillemens sont si différens des nôtres, que souvent ma confiance en est ébranlée. De fâcheuses réflexions couvrent quelquefois de nuages ma plus chere espérance : je passe successivement de la crainte à la joie, & de la joie à linquiétude.

Fatiguée de la confu
sion de mes idées, rebutée des incertitudes qui me déchirent, j’avois résolu de ne plus penser ; mais comment rallentir le mouvement dune ame privée de toute communication, qui n’agit que sur elle-même, & que de si grands intérêts excitent à réfléchir ? Je ne le puis, mon cher Aza, je cherche des lumieres avec une agitation qui me dévore, & je me trouve sans cesse dans la plus profonde obscurité. Je sçavois que la privation d’un sens peut tromper à quelques égards, je vois, néanmoins avec surprise que l’usage des miens mentraîne derreurs en erreurs. Lintelligence des Langues seroit-elle celle de l’ame ? Ô, cher Aza, que mes malheurs me font entrevoir de fâcheuses vérités ; mais que ces tristes pensées séloignent de moi ; nous touchons à la terre. La lumiere de mes jours dissipera en un moment les tén�bres qui menvironnent.


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