Deuxième version


LETTRE ONZI�
�ME.

QUOIQUE i'ay
e pris tous
les f
oins qui font en mon
pouvoir pour acquérir quel-
que lumière fur mon fort ,
mon cher Aza , je n^en fuis pas
mieux inftruite que je létois il
y a trois jours. Tout ce que
î'ai pu
remarquer, c'efl que
les Sauvages de cette Contrée
paroiflent auffi bons , aulTi hu-
mains que le Cacique ; ils chan-
tent & danfent , comme s ils
avoient tous les jours des ter-
res à cultiver. '^ Si je m'en rap-

* Les terres fe cultivoient en commua
au Pérou ,
& les jours de ce navail étoicnt
ics jouis de léjouillances.

L iij



12(5 Lettres d'une

portois à Toppcfition de leurs
uf
ages à ceux de notre Nation,
je n'
aurois plus d'efpoir; mais
je me fouviens que ton augufte
r
ere a fournis à fon obéiance
des Provinces fort éloignées,
& dont les Peuples n'avoient
pas plus de rapport avec les
nôtres : pourquoi celle-ci n'en
f
eroit- elle pas une? Le Soleil
paroît fe plaire à Téclairer, il
efl:
plus beau, plus pur que je
ne l
ai jamais vu, &c j'aime à
me livrer à la confiance qu'il
m'inf
pire : il ne me refte d'in-
quiétude que fur la longueur
du tems qu'il faudra paflèr
avant de pouvoir m'éclaircir
tout-à-fait fur nos intérêts;
car, mon cher Aza, je n'en
puis plus douter, le fcul ufage



Péruvienne. 127

de la Langue du pays pourra
m'
apprendre la véiitc &c finir
mes inquiétudes.

Je ne lai
ffe échapper aucune
occaf
ion de m'en inilruire , je
profite de tous les momens où
Déterville me laiffe en liberté
pour prendre des leçons de ma
China; c'efl une foible reffour-
ce, ne pouvant lui faire en-
tendre mes penfées , je ne puis
former aucun raifonncmenc
avec elle. Les fignes du Caciqm
me f
ont quelquefois plus uti-
les. L'habitude nous en a fait
une efpéce de langage , qui
nous fert au moins a exprimer
nos volontés. Il me mena hier
dans une maifon , où , fans
cette intelligence, je me ferois
fort mal conduite.

L iiij



128 Lettres d'une



Nous entrâmes dans une

chambre plus grande & plus
ornc
e que celle que 3 habite;
beaucoup de monde y étoit
afl
emblé. L'étonnement géné-
ral que Ton témoigna a ma
vue me déplut, les ris excef-
f
ifs que pluficurs jeunes filles
s'
efforçoicnt d étouffer & qui
rc
commençoient , lorfqu'elles
levoient les yeux fur moi ,
excitèrent dans mon cœur un
f
entiment fi fâcheux, que je
T
aurois pris pour de la honte,
f
i je me fufie fentie coupable
de quelque faute. Mais ne me
trouvant qu'une grande répu-
gnance à demeurer avec elles,
j
allois retourner fur mes pas,
quand un figne de Déterville
me retint.



Péruvienne. 129


Je compris que je commet
-
tois une faute, fi je fortois, &c
je me gardai bien de rien faire
qui méritât le blâme que Von
me donnoit fans fujet; je reftai
donc , &
portant toute mon
attention fur ces femmes , je
crus démêler que la fmgularité
de mes habits caufoit feule la
f
urprife des unes &c les ris of-
fcnf
ans des autres , j'eus pitié
de leur foiblefTej je ne penfai
plus quà leur perfuader par
ma contenance , que mon ame
ne difïéroit pas tant de la leur,
que mes habillemens de leurs
parures.

Un homme que j
'aurois pris
pour un Caracas * s'il n'eut été

* Les C/iVAcr.s c'coient d^s punies Sou/e-



1 30 Lettres d'une

vêtu de noir, vint me pren-
dre par la main d'un air affa-
ble, Se me conduifit auprès
d'
une femme , qu'à fon air fier ,
je pris pour la PalUs * de la
Contrée. Il lui dit plufieurs
paroles que je fçais pour les
avoir entendues prononcer mil-
le fois a Dcterville. Quelle ejl
belle ! les beaux yeux / .... un au-
tre homme lui répondit.

Des gr
âces , ime taille de Nym^
phef, . . .
Hors les femmes qui
ne dirent rien , tous répétèrent
à peu près les mêmes mots; je
ne f
çais pas encore leur fi^ni-
n
cation , mais ils expriment



jalns d'une Conciée j ils avoicnt le privilège
de porter le même habit que les Incas.

* Nom géuciique des Piincciics.



Péruvienne. 131

f
ûrement des idées agréables ;
car en les prononçant, le vifa-
ge ef
t toujours riant.

Le Cacique paroi
fToit extrê-
mement fatisfait de ce que Ton
dif
oit ; il fe tint toujours à côté
de moi, ou s'il s'en éloignoir
pour parler à quelqu'un , fes
yeux ne me perdoient pas de
vue, & fes fignes m'avertif-
f
oient de ce que je devois faire :
de mon côté j'étois fort atten-
tive à Tobferver pour ne point
bleff
er les ufages d'une Nation
f
i peu inftruite des nôtres.

Je ne
fçais, mon cher Aza,
f
i je pourrai te faire compren-
dre combien les manières de
ces Sauvages m'ont paru ex-
traordinaires.

Ils ont une vivacité
fi impa



I j2 Lettres d'une

tiente, que les paroles ne leur
fujflfil
ant pas pour s'exprimer,
ils parlent autant par le mou
vc
ment de leur corps que par
le f
on de leur voix^ ce que
j'ai vu
de leur agitation conti-
nuelle , ma pleinement per-
f
uadée du peu d'importance
des démonft rations du Caaque
qui m'ont tant caufé d'embar-
ras & (ur Icfquelles j'ai fait
tant defaufles conjecfbLires.

Il bai
la hier les mains de la
F
allas ^ &c celles de toutes les
autres femmes , il les baifa
même au vifage , ce que je n'a-
vois pas encore vu: les hom-
mes venoient Tembralfer; les
uns le prenoient par une main ,
les autres le tiroient par fon
habit, Ôc tout cela avec une



Péruvienne. 1^5

proiiiptuua
e dont nous na-
vons point d'idées.

A
juger de leur efprit par la
vivacité de leurs gefles > je fuis
f
ûre que nos exprelTions me-
f
urées, que les fublimes com-
paraifons qui expriment fi na-
turellement nos tendres fenti-
mens Se nos penfées affeclueu-
fes
, leur paroîtroient infipi-
des
; ils prendroient notre air
f
érieux & modefte pour de la
f
tupidité ; & la gravité de notre
démarche pour un engourdif-
f
ement. Le croirois-tu, mon
cher Aza, malgré leurs imper-
fections, fi tu étois ici, je me
plairois avec eux? Un certain
air d'affabilité répandu fur tout
ce qu'ils font, les rend aima-
bles 5 Se fi mon ame étoit plus



134 Lettres d'une

heureuf e , je trouverois du plai-
f
ir dans la diverfité des objets
qui fe prcf
entent fucceflive-
ment à mes yeux ; mais le peu
de rapport qu'ils ont avec toi,
efface les agrémens de leur
nouveauté j toi fcul fais mon
bien &c mes plaifirs.




Péruvienne. i 35



  Première version


LETTRE ONZI�
�ME.


QUoique j’ai
e pris tous les soins qui sont en mon pouvoir pour découvrir quelque lumiere sur mon sort, mon cher Aza, je n’en suis pas mieux instruite que je létois il y a trois jours. Tout ce que j’ai pû remarquer, c’est que les Sauvages de cette Contrée paroissent aussi bons, aussi humains que le Cacique ; ils chantent & dansent, comme s’ils avoient tous les jours des terres à cultiver [29]. Si je men rapportois à l’opposition de leurs usages à ceux de notre Nation, je n’aurois plus d’espoir ; mais je me souviens que ton auguste pere a soumis à son obéissance des Provinces fort éloignées, & dont les Peuples navoient pas plus de rapport avec les nôtres ; pourquoi celle-ci n’en seroit-elle pas une ? Le Soleil paroît se plaire à l’éclairer, il est plus beau, plus pur que je ne l’ai jamais vû, & je me livre à la confiance qu’il m’inspire : il ne me reste d’inquiétude que sur la longueur du tems quil faudra passer avant de pouvoir méclaircir tout-à-fait sur nos intérêts ; car, mon cher Aza, je n’en puis plus douter, le seul usage de la Langue du pays pourra m’apprendre la vérité & finir mes inquiétudes.

Je ne lai
sse échaper aucune occasion de men instruire, je profite de tous les momens où Déterville me laisse en liberté pour prendre des leçons de Ma-China ; c’est une foible ressource, ne pouvant lui faire entendre mes pensées, je ne puis former aucun raisonnement avec elle ; je n’apprends que le nom des objets qui frappent ses yeux & les miens. Les signes du Cacique me sont quelquefois plus utiles. Lhabitude nous en a fait une espéce de langage, qui nous sert au moins à exprimer nos volontés. Il me mena hier dans une maison, où, sans cette intelligence, je me serois fort mal conduite.

Nous entrâmes dans une
chambre plus grande & plus ornée que celle que j’habite ; beaucoup de monde y étoit assemblé. Létonnement général que l’on témoigna à ma vue me déplut, les ris excessifs que plusieurs jeunes filles s’efforçoient d’étouffer & qui recommençoient, lorsqu’elles levoient les yeux sur moi, excitoient dans mon cœur un sentiment si fâcheux, que je l’aurois pris pour de la honte, si je me fusse sentie coupable de quelque faute. Mais ne me trouvant quune grande répugnance à demeurer avec elles, j’allois retourner sur mes pas quand un signe de Déterville me retint.

Je compris que je commet
tois une faute, si je sortois, & je me gardai bien de rien faire qui méritât le blâme que l’on me donnoit sans sujet ; je restai donc, en portant toute mon attention sur ces femmes ; je crus démêler que la singularité de mes habits causoit seule la surprise des unes & les ris offensans des autres, j’eus pitié de leur foiblesse ; je ne pensai plus quà leur persuader par ma contenance, que mon ame ne différoit pas tant de la leur, que mes habillemens de leurs parures.

Un homme que j
aurois pris pour un Curacas [30] s’il n’eût été vêtu de noir, vint me prendre par la main dun air affable, & me conduisit auprès d’une femme qu’à son air fier je pris pour la Pallas [31] de la Contrée. Il lui dit plusieurs paroles que je sçais pour les avoir entendues prononcer mille fois à Déterville. Quelle est belle ! les beaux yeux !… un autre homme lui répondit.

Des gr
aces, une taille de Nymphe !… Hors les femmes qui ne dirent rien, tous répéterent à peu près les mêmes mots ; je ne sçais pas encore leur signification, mais ils expriment sûrement des idées agréables, car en les prononçant, le visage est toujours riant.

Le Cacique paroi
ssoit extrêmement satisfait de ce que l’on disoit ; il se tint toujours à côté de moi, ou s’il s’en éloignoit pour parler à quelqu’un, ses yeux ne me perdoient pas de vue, & ses signes mavertissoient de ce que je devois faire : de mon côté jétois fort attentive à l’observer pour ne point blesser les usages dune Nation si peu instruite des nôtres.

Je ne
sçais, mon cher Aza, si je pourrai te faire comprendre combien les manieres de ces Sauvages mont paru extraordinaires.

Ils ont une vivacité
si impatiente, que les paroles ne leur suffisant pas pour sexprimer, ils parlent autant par le mouvement de leur corps que par le son de leur voix ; ce que j’ai vû de leur agitation continuelle, m’a pleinement persuadée du peu dimportance des démonstrations du Cacique, qui mont tant causé d’embarras & sur lesquelles jai fait tant de fausses conjectures.

Il bai
sa hier les mains de la Pallas, & celles de toutes les autres femmes, il les baisa même au visage (ce que je n’avois pas encore vû) : les hommes venoient l’embrasser ; les uns le prenoient par une main, les autres le tiroient par son habit, & tout cela avec une promptitude dont nous n’avons point didées.

À
juger de leur esprit par la vivacité de leurs gestes, je suis sûre que nos expressions mesurées, que les sublimes comparaisons qui expriment si naturellement nos tendres sentimens & nos pensées affectueuses, leur paroîtroient insipides ; ils prendroient notre air sérieux & modeste pour de la stupidité ; & la gravité de notre démarche pour un engourdissement. Le croirois-tu, mon cher Aza, malgré leurs imperfections, si tu étois ici, je me plairois avec eux. Un certain air daffabilité répandu sur tout ce quils font, les rend aimables ; & si mon ame étoit plus heureuse, je trouverois du plaisir dans la diversité des objets qui se présentent successivement à mes yeux ; mais le peu de rapport quils ont avec toi, efface les agrémens de leur nouveauté ; toi seul fais mon bien & mes plaisirs.


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