Deuxième version


LETTRE DIX-NEUVI�
�ME.

JE
fuis encore fi peu habile
dans l'art d'écrire , mon cher
Aza, qu il me faut un tems in-
fini pour former très -peu de
lignes. Il arrive fouvent qu'a-
près avoir beaucoup écrit, je
ne puis deviner moi-même ce
que )'
ai cru exprimer. Cet em-
barras brouille mes idées, me
fait oublier ce que j'avois rap-
pelle
avec peine à mon fouve-
nir
; je recommence, je ne fais
pas mieux , Ôc cependant je
continue.

J'
y trouverois plus de faci-
lité , fi je n'avois à te peindre
que les expreions de ma ten-

Rij



c^6 Lettres d'une

drclfe y
la vivacité de mes len-
timens applaniroit toutes les
difficultés. Mais je voudrois
auff
i te rendre compte de tout
ce qui s'eft pafTé pendant Pin-
tervalle de mon filence. Je
voudrois que tu n'ignoralTe
aucune de mes actions^ néan-
moins elles font depuis long-
tems fi peu intéreffantes, &
uniformes, qu'il me feroit im-
poff
ible de les diftinguer les
unes des autres.

Le principal événement de

ma vie a été le départ de Dé-
terville.

Depuis un e
fpace de tems
que l'on nomme/;^ mo'iî ^ il efl
allé faire la guerre pour les in-
térêts de fon Souverain. Lorf-
qu'
il partit, j'ignorois encore



Péruvienne. 197

Puf
age de fa langue j cependant
à la vive douleur qu'il fit pa-
roître en fe féparant de fa fœur
&c
de moi , je compris que nous
le perdions pour long-tems.

J'
en verfai bien des larmes ;
mille craintes remplirent mon
cœur, que les bontés de Céline
ne purent effacer. Je pcrdois
en lui la plus folide efpérance
de te revoir. A qui pourrois-je
avoir recours , s'il m^arrivoit
de nouveaux malheurs? Je n'é-
tois entendue de perfonne.

Je ne tardai pas à
reflentir
les effets de cette abfence. Ma-
dame y dont je n'avois que trop
deviné le dédain , &c qui ne
m'
avoit tant retenue dans fa
chambre, que par je ne fçais
quelle vanité qu'elle tiroit , dit-

Riij



ipS Lettres d'une

on 5
de ma naiffance &: du pou-
voir qu'elle a fur moi , me fit
enfermer av^ec Céline dans une
maif
on de Vierges , où nous
fom.
mes encore.

Cette retraite ne me déplai
-
roit pas, fi au moment où je
f
uis en état de tout entendre,
elle ne me privoit des inftru-
ctions dont j'ai befoin lur le
deff
ein que je forme d'aller te
rejoindre. Les Vierges qui l ha-
bitent font d'une ignorance
profonde, qu'elles ne peuvent
f
atisfaire à mes moindres cu-
jiof
ités.

Le culte qu
'elles rendent à la
Divinité du pays , exige qu'el-
les renoncent à tous fes bien-
faits , aux connoifTances de l'ef-
prit, aux fcntimens du cœur 5,



Péruvienne. 199



&z
je crois mcme à la raifon ,
du moins leurs difcours le font-
ils penfer.


Enfermées comme les nô
-^
très
, elles ont un avantage que
Ton n'
a pas dans les Temples
du Soleil : ici les murs ouverts
en quelques endroits , &c feu-
lement fermiés par des mor-
ceaux de fer croifés, afiez près
l'
un de l'autre , pour empêcher
de f
ortir, laiffent la liberté de
voir & d^enrretenir les gens du
dehors, c'eft ce qu'on appelle
des Parloirs.

C^ef
t à la faveur de cette
commodité, que je continue à
prendre des leçons d'écriture.
Je ne parle qu'au maître qui
me les donne y fon ignorance à
tous autres égards qu'à celui

R iii]



200 Lettres d'une

de I
on art , ne peut me tirer
de la mienne. Céline ne me
paroît pas mieux inflruite ; Je
remarque dans les réponfes
qu'
elle fait à mes queftions , un
certain embarras qui ne peut
partir que d'une diffimulation
mal-
adroite ou d'une ignoran-
ce honteufe. Quoiqu'il en foit,
f
on entretien eft toujours bor-
né aux intérêts de fon cœur &c
à ceux de fa famille.

Le jeune François qui lui
parla un jour en fortant du
Spcf
tacle, où Ton chante, eft
f
on Amant , comme j'avois
cru le deviner. Mais Madame
Déterville , qui ne veut pas
les unir , lui défend de le
voir
, & pour l'en empêcher
plus furcment , elle ne veut



Péruvienne. 201

pas mcme qu'elle parle à qui
que ce foir.

Ce n
^eft pas que fbn choix
f
oit indigne d'elle , c'eft que
cette mère glorieufe Se déna-
turée , profite d'un ufage bar-
bare, établi parmi les Grands
Seigneurs du pays , pour obli-*
ger Céline à prendre l'habit de
Vierge , afin de rendre fon fils
aîné plus riche. Par le même
motif, elle a déjà obligé Dé-
terville à choifir un certain
Ordre, dont il ne pourra plus
f
ortir , dès qu^il aura pro-
noncé des paroles que l'on ap-
pelle Vœux.

Céline ré
fifte de tout fon
pouvoir au facrifice que Ton
e
xige d'elle; fon courage efl
f
outenu par des Lettres de fon



202 Lettres d'une



Amant, que je reçois de mon
Maître à écrire, & que je lui
rends; cependant fon chagrin
apporte tant d'altération dans
f
on caractère, que loin d'avoir
pour moi les mêmes bontés
qu'
elle avoit avant que je par-
lafTe f
a langue , elle répand fur
notre commerce une amertu-
me qui aigrit mes peines.

Confidente perpétuelle des

f
iennes , je l'écoute fans ennui ,
je la plains fans effort, je la
conf
ole avec amitié ; & fi ma
tendreife réveillée par la pein-
ture de la fienne , me fait cher-
cher à foulager l'oppreffion de
mon coeur , en prononçant feu-
lement ton nom, l'impa.ticnce
ôc
le mépris fe peignent fur
f
on vifage ^ elle me contefte



I



Péruvienne, 203.:

ton erprit, tes vertus, &c juf-
qu'
à ton amour.

Ma C
ipina même, je ne lui
f
çai point d'autre nom , celui-
là a paru plaifant, on le lui a
laiffé,
ma China ^ qui fembloit
m'
aimer , qui m'obéit en toutes
autres occafions, fe donne la
hardieffe de m'exhorter à ne
plus penfer à toi , ou fi je lui
împofe f
ilence, elle fort: Cé-
line arrive, il faut renfermer
mon chagrin. Cette contrain-
te ty
rannique met le comble
à mes m^aux. Il ne me relie
que la feule Se pénible fatis-
facl
ion de couvrir ce papier
des expreffions de ma ten-
dreff
e, puifqu'il eft le feul té-
moin docile des fentimens de
mon cœur>



204 Lettres d'une

Hclas
! je prends peut-être
des peines inutiles , peut-être
ne f
auras-tu jamais que je n'ai
cu que pour toi. Cette hor- ,,
rible penfce afFoiblit mon cou-
rage, fans rompre le defTein
que j'ai de continuer à tcrire.
Je conferve mon illufion pour
te conferver ma vie , j'écarte
la raifon barbare qui voudroit
m'ê
clairer : fi je n'efpérois te
revoir, je pcrirois, mon cher
Aza, j'en fuis certaine; fans
toi la vie m'eft un fupplice.



Péruvienne. 205



  Première version


LETTRE DIX-NEUVI�
�ME.


JE
suis encore si peu habile dans lart décrire, mon cher Aza, quil me faut un tems infini pour former très-peu de lignes. Il arrive souvent qu’après avoir beaucoup écrit, je ne puis deviner moi-même ce que j’ai cru exprimer. Cet embarras brouille mes idées, me fait oublier ce que j’ai retracé avec peine à mon souvenir ; je recommence, je ne fais pas mieux, & cependant je continue.

J’
y trouverois plus de facilité, si je navois à te peindre que les expressions de ma tendresse ; la vivacité de mes sentimens applaniroit toutes les difficultés.

Mais je voudrois aussi te rendre compte de tout ce qui s’est passé pendant l’intervalle de mon silence. Je voudrois que tu nignorasses aucune de mes actions ; néanmoins elles sont depuis long-tems si peu intéressantes, & si peu uniformes, quil me seroit impossible de les distinguer les unes des autres.

Le principal événement de
ma vie a été le départ de Déterville.

Depuis un e
space de tems que lon nomme six mois, il est allé faire la Guerre pour les intérêts de son Souverain. Lorsqu’il partit, jignorois encore l’usage de sa langue ; cependant à la vive douleur quil fit paroître en se séparant de sa sœur & de moi, je compris que nous le perdions pour long-tems.

J’
en versai bien des larmes ; mille craintes remplirent mon cœur, que les bontés de Céline ne purent effacer. Je perdois en lui la plus solide espérance de te revoir. À qui pourrois-je avoir recours, s’il m’arrivoit de nouveaux malheurs ? Je n’étois entendue de personne.

Je ne tardai pas à
se sentir les effets de cette absence. Madame sa mere, dont je navois que trop deviné le dédain (& qui ne m’avoit tant retenue dans sa chambre, que par je ne sçais quelle vanité quelle tiroit, dit-on, de ma naissance & du pouvoir quelle a sur moi) me fit enfermer avec Céline dans une maison de Vierges, où nous sommes encore. La vie que l’on y mene est si uniforme, qu’elle ne peut produire que des événemens peu considérables.

Cette retraite ne me déplai
roit pas, si au moment où je suis en état de tout entendre, elle ne me privoit des instructions dont jai besoin sur le dessein que je forme daller te rejoindre. Les Vierges qui l’habitent sont dune ignorance si profonde, quelles ne peuvent satisfaire à mes moindres curiosités.

Le culte qu
elles rendent à la Divinité du pays, exige qu’elles renoncent à tous ses bienfaits, aux connoissances de l’esprit, aux sentimens du cœur, & je crois même à la raison, du moins leur discours le fait-il penser.

Enfermées comme les nô
tres, elles ont un avantage que l’on n’a pas dans les Temples du Soleil : ici les murs ouverts en quelques endroits, & seulement fermés par des morceaux de fer croisés, assez près l’un de lautre, pour empêcher de sortir, laissent la liberté de voir & d’entretenir les gens du dehors, c’est ce quon appelle des Parloirs.

C’es
t à la faveur d’un de cette commodité, que je continue à prendre des leçons décriture. Je ne parle quau maître qui me les donne ; son ignorance à tous autres égards quà celui de son art, ne peut me tirer de la mienne. Céline ne me paroît pas mieux instruite ; je remarque dans les réponses qu’elle fait à mes questions, un certain embarras qui ne peut partir que dune dissimulation maladroite ou dune ignorance honteuse. Quoi qu’il en soit, son entretien est toujours borné aux intérêts de son cœur & à ceux de sa famille.

Le jeune François qui lui parla un jour en sortant du Spectacle, où l’on chante, est son Amant, comme javois cru le deviner.

Mais Madame Déterville, qui ne veut pas les unir, lui défend de le voir, & pour len empêcher plus surement, elle ne veut pas même quelle parle à qui que ce soit.

Ce n
’est pas que son choix soit indigne d’elle, c’est que cette mere glorieuse & dénaturée, profite d’un usage barbare, établi parmi les Grands Seigneurs de ce pays, pour obliger Céline à prendre lhabit de Vierge, afin de rendre son fils aîné plus riche.

Par le même motif, elle a déjà obligé terville à choisir un certain Ordre, dont il ne pourra plus sortir, dès quil aura prononcé des paroles que lon appelle Vœux.

Céline ré
siste de tout son pouvoir au sacrifice que l’on éxige d’elle ; son courage est soutenu par des Lettres de son Amant, que je reçois de mon Maître à écrire, & que je lui rends ; cependant son chagrin apporte tant daltération dans son caractère, que loin davoir pour moi les mêmes bontés qu’elle avoit avant que je parlasse sa langue, elle répand sur notre commerce une amertume qui aigrit mes peines.

Confidente perpétuelle des
siennes, je lécoute sans ennui, je la plains sans effort, je la console avec amitié ; & si ma tendresse réveillée par la peinture de la sienne, me fait chercher à soulager loppression de mon cœur, en prononçant seulement ton nom, l’impatience & le mépris se peignent sur son visage, elle me conteste ton esprit, tes vertus, & jusqu’à ton amour.

Ma C
hina même (je ne lui sçai point dautre nom, celui-là a paru plaisant, on le lui a laissé) ma China, qui sembloit m’aimer, qui mobéit en toutes autres occasions, se donne la hardiesse de mexhorter à ne plus penser à toi, ou si je lui impose silence, elle sort : Céline arrive, il faut renfermer mon chagrin.

Cette contrainte tirannique met le comble à mes maux. Il ne me reste que la seule & penible satisfaction de couvrir ce papier des expressions de ma tendresse, puisqu’il est le seul témoin docile des sentimens de mon cœur.

Hélas
! je prends peut-être des peines inutiles, peut-être ne sauras-tu jamais que je n’ai vêcu que pour toi. Cette horrible pensée affaiblit mon courage, sans rompre le dessein que jai de continuer à t’écrire. Je conserve mon illusion pour te conserver ma vie, j’écarte la raison barbare qui voudroit m’éclairer ; si je n’espérois te revoir, je périrois, mon cher Aza, j’en suis certaine ; sans toi la vie m’est un supplice.


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