Deuxième version


LETTRE VINGTI�
�ME.

Jusqu'
ici, mon cher Aza,
toute occupée des peines de
mon cœur , je ne t'ai point parlé
de celles de mon efprit^ cepen-
pendant elles ne font guéres
moins cruelles. J'en éprouve
une d^un genre inconnu parmi
nous , caufée par les ufages gé-
néraux
de cette Nation , fi dif-
férens des nôtres, qu'à moins
de t'en donner quelques idées
tu ne pourrois compatir à mon
inquiétude.


Le gouvernement de cet Em
-
pire, enti�rement oppole a ce-
lui du tien , ne peut manquer
d'
être défectueux. Au lieu que



20(5 Lettres d'une

le Caj)aAnca cft obligé de pour-
voir à la fubfi (tance de fes peu-
ples
, en Europe les Souverains
ne tirent la leur que des tra-
vaux de leurs fujets; auffi les
crimes &: les malheurs vien-
nent-ils prefque
tous des bc-
f
oins malfatisfaits.

Les malheurs des Nobles en

pc
néral naît des difficultés
qu li
s trouvent a concilier leur
magnificence apparente avec
leur milcre réelle.

Le commun des hommes ne

f
outient fon état que par ce
qu'
on appelle commerce, ou
induf
trie, la mauvaife foi eft
le moindre des crimes qui en
réfultcnt.


Une partie du peuple e
fl
obligée pour vivre, des en rap-



Péruvienne. 207

porter à rhumanité des autres,
les effets en font f
i bornés , qu'à
peine ces malheureux ont -ils
fuffif
amment de quoi s^empê-
cher de mourir.

Sans avoir de l
'or , il efl im-
pofî
ible d'acquérir une por-
tion de cette terre que la natu-
re a donnée à tous les hommes.
Sans pofféder ce qu'on appelle
du bien , il ell impoffible d'a-
voir de l'or, & par une in-
conf
équence qui blefft les lu-
mières naturelles, &c qui impa-
tiente la i*aifon, cette Nation
orgueilleufe fuivant les loix
d'un faux honneur qu'elle a
inventé , attache de la honte à
recevoir de tout autre que du
Souverain , ce qui eft néceiTaire
au f
outien de fa vie Se de fon



2o8 Lettres d'une

état : ce Souv^erain répand fes
libéralités liir un fi petit nom-
bre de fes fujets , en comparai-
f
on de la quantité des malheu-
reux y qu'
il y auroit autant de
folie à prétendre y avoir part,
que d'ignominie à fe délivrer
par la mort de rimpoffibilité
de vivre fans honte.

La connoi
ffance de ces tri-
f
tes vérités n^excita d'abord
dans mon cœur que de la pitié
pour les milérables , & de l'in-
dignation contre les Loix. Mais
hélas ! que la manière mepri-
f
ante dont j'entendis parler de
ceux qui ne font pas riches , me
fit faire des cruelles réflexions
f
ur moi-mcme ! je n^ai ni or ,
ni terres , ni induftrie , je fais
nécelTairement partie des ci-
toyens



Péruvienne. 209

toyens de cette ville. O ciel î
dans quelle clafle dois -je me
ranger ?

Quoique tout
fentiment de
honte qui ne vient pas d'une
faute commife me foit étran-
ger, quoique je fente combien
il efl infenfé d^
en recevoir par
des caufes indépendantes de
mon pouvoir ou de ma volon-
, je ne puis me défendre de
fourn
ir de Pidée que les autres
ont de moi : cette peine me
f
eroit infupportable , fi je n'ef-
péroisqu^un jour tagénérofité
me mettra en état de récom-
penf
er ceux qui m'humilient
malgré moi par des bienfaits
dont je me croiois honorée.

Ce n
'eft pas que Céline ne
mette tout en œuvre pour cal-

L Parr. ^ S



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210 Lettres d'une

mer mes inquiétudes à cet
c
gard ; mais ce que je vois, ce
que j'apprends des gens de ce
pays me donne en général de
la défiance de leurs paroles ;.
leurs vertus , mon cher Aza ,
n'
ont pas plus de réalité que
leurs richefTes. Les meubles
que je croiois d'or, n'en ont
que la fuperficie, leur vérita-
ble fubf
tance eft de bois; de
même ce qu'ils appellent poli-
teffe
cache légèrement leurs
défauts fous les déiiors de la
vertu; mais avec un peu d'at-
tention, on en découvre aufli
aif
ément l'artifice que celui de
leurs faufles richelîcs.

Je dois une partie de ces

connoiffances à une forte d'é-
criture que l'on appelle Livre y,



Péruvienne.



2 11



quoique je trouve encore beau-
coup de difficultés à compren-
dre ce qu'ils contiennent, ils
me f
ont fort utiles, j'en tire
des notions , Céline m'expli-
que ce qu'elle en fçait , & j^en
''
compofe des idées que je crois
juftes.


Quelques-uns de ces Livres

apprennent ce que les hommes
ont fait, &c d'autres ce qu'ils
ont penfé. Je ne puis t'expri-
mer, mon cher Aza, l'excel-
lence du plaifir que je trouve-
rois à les lire, fi je les enten-
dois mieux , ni le defir extrême
que i'
ai de connoître quelques-
uns des hommes divins qui les
rompof
ent. Je com^prens qu'ils
f
ont à famé ce que le Soleil
efl
à la terre, & que je trou-

Si]



212 Lettres d'une



vc
rois avec eux toutes les lu-
mières, tous les fecours dont
î'
ai befoin, mais je ne vois nul
cl
poir d'avoir jamais cette fa-
tisfadlion. Quoique Céline life
aflcz f
ouvent , elle n'efl: pas
aff
ez inftruite pour me fatis-
fairej à peine avoit-elle pen
que les Livres fuflent faits par
d
es hommes , elle en ignore les
noms, & même s'ils vivent
encore.


Je te porterai
, mon cher
Aza
, tout ce que je pourrai
amafl
er de ces merveilleux ou-
vrages, je te les expliquerai
dans notre langue, je goûterai
la f
uprêmc fchcité de donner
un plaifir nouveau à ce que
j'
aime. Hélas! le pourrai -je
jamais?



Péruvienne. 21 j



  Première version


LETTRE VINGTI�
�ME.


JUsqu’
ici, mon cher Aza, toute occupée des peines de mon cœur, je ne tai point parlé de celles de mon esprit ; cependant elles ne sont guéres moins cruelles. Jen éprouve une dun genre inconnu parmi nous, & que le génie inconséquent de cette nation pouvoit seul inventer.

Le gouvernement de cet Em
pire, enti�rement opposé à celui du tien, ne peut manquer d’être défectueux. Au lieu que le Capa-inca est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les Souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets ; aussi les crimes & les malheurs viennent tous des besoins mal-satisfaits.

Les malheurs des Nobles en
néral naissent des difficultés qu’ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle.

Le commun des hommes ne
soutient son état que par ce qu’on appelle commerce, ou industrie, la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent.

Une partie du peuple e
st obligée pour vivre, de s’en rapporter à l’humanité des autres, elle est si bornée, qu’à peine ces malheureux ont-ils suffisamment pour s’y empêcher de mourir.

Sans avoir de l
’or, il est impossible dacquérir une portion de cette terre que la nature a donnée à tous les hommes. Sans posséder ce quon appelle du bien, il est impossible d’avoir de lor, & par une inconséquence qui blesse les lumières naturelles, & qui impatiente la raison, cette nation insensée attache de la honte à recevoir de tout autre que du Souverain, ce qui est nécessaire au soutien de sa vie & de son état : ce Souverain répand ses libéralités sur un si petit nombre de ses sujets, en comparaison de la quantité des malheureux, qu’il y auroit autant de folie à prétendre y avoir part, que dignominie à se délivrer par la mort de l’impossibilité de vivre sans honte.

La connoi
ssance de ces tristes vérités nexcita dabord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables, & de l’indignation contre les Loix. Mais hélas ! que la maniere méprisante dont jentendis parler de ceux qui ne sont pas riches, me fit faire de cruelles réflexions sur moi-même ! je nai ni or, ni terres, ni adresse, je fais nécessairement partie des citoyens de cette ville. Ô ciel ! dans quelle classe dois-je me ranger ?

Quoique tout
sentiment de honte qui ne vient pas d’une faute commise me soit étranger, quoique je sente combien il est insensé d’en recevoir par des causes indépendantes de mon pouvoir ou de ma volon, je ne puis me défendre de souffrir de l’idée que les autres ont de moi : cette peine me seroit insuportable, si je n’espérois qu’un jour ta générosité me mettra en état de récompenser ceux qui mhumilient malgré moi par des bienfaits dont je me croiois honorée.

Ce n
’est pas que Céline ne mette tout en œuvre pour calmer mes inquiétudes à cet égard ; mais ce que je vois, ce que japprends des gens de ce pays me donne en général de la défiance de leurs paroles ; leurs vertus, mon cher Aza, n’ont pas plus de réalité que leurs richesses. Les meubles que je croiois dor, nen ont que la superficie, leur véritable substance est de bois ; de même ce quils appellent politesse a tous les dehors de la vertu, & cache légèrement leurs défauts ; mais avec un peu d’attention, on en découvre aussi aisément lartifice que celui de leurs fausses richesses.

Je dois une partie de ces
connoissances à une sorte d’écriture que lon appelle Livre ; quoique je trouve encore beaucoup de difficultés à comprendre ce quils contiennent, ils me sont fort utiles, jen tire des notions, Céline mexplique ce quelle en sçait, & j’en compose des idées que je crois justes.

Quelques-uns de ces Livres
apprennent ce que les hommes ont fait, & d’autres ce qu’ils ont pensé. Je ne puis texprimer, mon cher Aza, lexcellence du plaisir que je trouverois à les lire, si je les entendois mieux, ni le desir extrême que j’ai de connoître quelques-uns des hommes divins qui les composent. Puisqu’ils sont à l’ame ce que le Soleil est à la terre, je trouverois avec eux toutes les lumières, tous les secours dont j’ai besoin, mais je ne vois nul espoir davoir jamais cette satisfaction. Quoique Céline lise assez souvent, elle n’est pas assez instruite pour me satisfaire ; à peine avoit-elle penque les Livres fussent faits par les hommes, elle ignore leurs noms, & même sils vivent.

Je te porterai
, mon cher Aza, tout ce que je pourrai amasser de ces merveilleux ouvrages, je te les expliquerai dans notre langue, je goûterai la suprême félicité de donner un plaisir nouveau à ce que j’aime.

Hélas ! le pourrai-je jamais ?


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