Deuxième version


LETTR
.E FINGT-TROÎS.

JE crois, mon cher Aza,

qu^il n'
y a que la joie de te
voir qui pourroit Pemporter

. f
ur celle que m'a caufé le re-
tour de Déterville ; mais com-
me s'
il ne m'étois plus permis

f d'
en goûter fans mélange , elle
a été bientôt fuivie d'une tri-
fleff
e qui dure encore.

Céline étoit hier matin dans

ma chambre quand on vint
myf
térieufement l'appeller , il
n'
y avoit pas long-tems qu'elle
m'a
voit quittée , lorfqu'elle me
fit dire de me rendre au Par-
loir j j'y courus : Quelle fut
ma f
urprife d'y trouver fon
frè
re avec elle 1



228 Lettres d'une


Je ne di
fTimulai point le
plaif
ir que j'eus de le voir, je
lui dois de Teftime &c de Ta-
mitié; ces fentimens font pref-
que des vertus , je les exprimai
avec autant de vérité que je
les f
entois.

Je voyo
îs mon Libérateur^-
le f
eul appui de mes efpéran-
ces ; j'allois parler fans con-
trainte de toi , de ma tendreffe ,
de mes defleins , ma joie alloit
jufqu'
au tranfpoit.

Je ne parlois pas encore

F
rançois lorfque Déterville
partit j combien de chofes n'a-
vois-je pas à lui apprendre?
combien d'éclaircifTemens à lui
demander, combien de recon-
noiff
ances à lui témoigner? Je
voulois tout dire à la fois , je



I



Péruvienne. 229

dif
ois mal , & cependant je
parlois beaucoup.

Je m
'apperçus pendant ce
tems-là que la trifleffe qu^en
entrant j'avois remarquée fur
le vifage de Déterville, fe dif-
f
ipoit & faifoit place à la joie :
je m'
en applaudiffois, elle m'a-
nimoit à Pexciter encore. Hé-
las ! devois-je craindre d'en
donner trop à un ami à qui je
dois tout, &c de qui j'attens
tout î cependant ma fmcerité
le jetta dans une erreur
me coûte à préfent bien
larmes.

Céline étoit
fortie en même
tems que j'étois entrée , peut-
être fa préfcnce auroit-elle
épargné une explication fi
cruelle.



17,0 Lettres d'une

Dctcrvii
le attentif à mes pa-
roles , paroilToit fe plaire à les
entendre fans fonger à m'in-
terrompre : je ne fçais quel
trouble me faifit, lorfque je
voulus lui demander des in-
ftruch
ions fur mon voyage, 5c
lui en expliquer le motif; mais
Iq
s expreffions me manquè-
rent y
je les cherchois ; il pro-
fita d'un moment de (ilence,
&c
mettant un genouil en terre
devant la grille à laquelle fes
deux mains étoient attachées,
il me dit d'une voix émue, A
quel fentiment, divine Zilia,
dois-je attribuer le plaifir que
je vois auffi naïvement expri-
mé dans vos beaux yeux que .
dans vos difcours ? Suis-je le f
plus heureux des hommes au



i



Péruvienne. 231

moment même où ma fœur
vient de me faire entendre que
j'
étois le plus à plaindre? Je
ne f
çais, lui répondis-je, quel
chagrin Céline a pu vous don-
ner
; mais je fuis bien afTurée
que vous n'en recevrez jamais
de ma part. Cependant, répli-
qua-t'il, elle ma dit que je ne
devois pas efpérer d'être aimé
de vous. Moi! m'écriai-je, en
l'
interrompant, moi je ne vous
aime point!

Ah, D
crerville ! comment
votre fœur peut-elle me noir-
cir d'un tel crime? L'ingrati-
tude me fait horreur, je me
haïrois moi-même fi je croiois
pouvoir cefler de vous aimer.

Pendant que je prononço
îs
ce peu de mots , il fcmbloit à



232 Lettres d'une

T
avidité de les regards qu'il
vouloir lire dans mon ame.

Vous m
'aimez, Zilia, me
dit-il, vous m'aimez, & vous
me le dites ! Je donnerois ma
vie pour entendre ce charmant
aveu;
je ne puis le croire,
lors même que je l'entends.
Zilia, ma chère Zilia , efl-il
bien vrai que vous m'aimez?
ne vous trompez -vous pas
vous -
même ? votre ton , vos
yeux, mon cœur, tout me fé-
c
uit. Peut-être n'eft-ce que
pour me replonger plus cruel-
lement dans le défefpoir dont
je fors.


Vous m
'étonnez , repris-je;
d'
où naît votre défiance ? De-
puis que je vous connois , fi je
n'ai pu
me faire entendre par |

des



Péruvienne. 235

des paroles , toutes mes actions
n
ont-elles pas dû vous prou-
ver que je vous aime ? Non ,
répliqua-t'il , je ne puis encore
me flatter, vous ne parlez pas
afl
ez bien le François pour dé-
truire mes juftes craintes ; vous
ne cherchez point à me trom-
per
, je le fçais. Mais expliquez-
moi quel fens vous attachez à
x
es mots didoi'3hcs Je vous aime.
Que mon fort foit décidé , que
je meure à vos pieds, de dou-
leur ou de plaifir.

Ces mots, lui dis-
]e, un peu
intimidée par la vivacité avec
laquelle il prononça ces der-
niè
res paroles , ces mots doi-
''vent
, je crois , vous faire en-
tendre que vous m'êtes cher^
que votre fort m^intéreffe , que

L Pan, ^ V



2 34 Lettres d'une

l'
amitié & la reconnoiffance
m'
attachent à vous; ces fenti-
mens plaifent à mon coeur. Se
doivent fatisfaire le vôtre. '^
Ah, Zilia ! me répondit-il
;
que vos termes s'affoibliffent,
que votre ton fe refroidit ! Cé-
line m'auroit-elle dit la vérité?
N'ef
t-ce point pour Aza que
vous fentez tout ce que vous
dites? Non, lui dis-je, le fen-
timent que j'ai pour Aza eft
tout différent de ceux que j'ai
pour vous, c'efl ce que vous

appeliez l'amour

Quelle peine cela peut-il vous
faire, ajoutai-je, en le voyant
pâlir, abandonner la grille, &c
jetter au Ciel des regards rem-
plis de douleur , j'ai de l'amour
pour Aza , parce qu'il en si



Péruvienne. 235

pour moi , Se que nous devions
être unis. Il n y a là-dedans nul
rapport avec vous. Les mêmes,
s'
écria-t'il, que vous trouvez
entre vous &c lui, puifquej'ai
mille fois plus d'amour qu'il
n^
en reffentit jamais.

Comment cela
fe pourroit-il^
repris-je? vous n'êtes point dé
ma N
ation ; loin que vous
m'
ayez choifie pour votre
époufe, le hazard feul nous a
joints, &c ce n'eft même que
d'
aujourd'hui que nous pou-
vons librement nous commu-
niquer nos idées. Par quelle
raif
on auriez -vous pour moi
les f
entimens dont vous parlez ?

En faut
-il d'autres que vos
charmes &c mon caractère, me
ï
épliqua-t'il > pour m'attacher

V ij



2^6 Lettres d'une

à vous jufqu à la mort ?
tendre, pareffeux, ennemi de
l'
artifice, les peines qu^il au^
roit fallu me donner pour pé-
nétrer le cœur des femmes, &
la crainte de n^y pas trouver
la franchife que j'y dcfirois,
ne m'
ont laiffé pour elles qu'un
goût vague ou pafTager; j'ai
vécu fans paffion jufqu'au mo-
ment où je vous ai vûe^ votre
beauté me frappa , mais fon
imprcfT
ion auroit peut-être été
auflî
légère que celle de beau-
coup d'autres , fi la douceur &c
la naïveté de votre caraétère
ne m
avoient préfenté l'objet
que mon imagination m'avoit
Il f
ouvent compolé. Vousfça-
vez, Zilia, fi je l'ai refpeéké
cet objet de mon adoration l



Péruvienne. 2^7

Que ne m'en a-t'il pas coûté
pour réfifter aux occafions fé-
duif
antes que m'ofFroit la fa-
miliarité d'une lon8:ue navi^a-
tie
n. Combien de fois votre
innocence vous auroit-elle li-
vrée à mes tranfports, fi je les
eulT
e écoutés ? Mais loin de
vous offenfer ,. j'ai pouffé la
dif
crétion jufqu'au filence ; j'ai
même exigé de ma fœur qu'elle
ne vous parleroit pas de mon
amour ; je n'ai rien voulu de*^
voir qu'à vous-même. Ah^
Zilia ! fi vous n'êtes point tou-
chée d'un refpeél fi tendre, je
vous fuirai ; mais je le fens ^■
ma miort f
era le prix du fa-
crifice.

Votre mort
î m'écriai-je, pé-
trée de' la douleur fmcère



238 Lettres d'une

dont je le voyois accablé , hé-
las ! quel facrifice ! Je ne fçais
f
i celui de ma vie ne me feroit
pas moins affreux.

Eh bien, Zilia
^ me dit-il,
f
i ma vie vous eft chère, or-
donnez donc que je vive? Que
faut-il faire? lui dis-je. M'ai-
mer, répondit-il , comme vous
aimiez Aza. Je l'aime toujours
de même, lui répliquai-je , &:
je l'
aimerai jufqu'à la mort : je
ne f
çais, ajoutai-je , fi vos Loix
vous permettent d'aimer deux
objets de la même manière,
mais nos ufages &c mon cœur
me
le défendent. Contentez-
vous des fentimens que je vous
promets, je ne puis en avoir
d
autres, la vérité m'efl chère,
je vous la dis fans détour.



1



Péruvienne. 239



De quel
fang froid vous m'af-
fafT
inez, s'écria-t'il ! AhZiliaî
que je vous aime ^ puifque j'a-
dore jufqu^à votre cruelle fran-?
chif
e. Eh bien, continua-t'il
après avoir gardé quelques
momens le filence , mon amour
furpafl
era votre cruauté. Votre
bonheur m'eft plus cher que le;
mien. Parlez -moi avec cette
f
incérité qui me déchire fans
ménagement. Quelle eft votre
ef
pérance fur l'amour que vous
conf
ervez pour Aza ?

Hélas ! lui dis-je, je n
'en ai
qu'
en vous fcul. Je lui expli-
quai enfuite comment j'avois
appris que la communicatioa
aux Indes n'étoit pas impolll-
ble ; je lui dis que je m'étois
fi
attée qu'il me procureroit les



240 Lettres d'une

moyens d^y retourner, ou tout
au moins , qu'il auroit affez de
bonté pour faire pafTer jufqu'à
toi des nœuds qui tinftrui-
roient de mon fort, & pour
m'
en faire avoir les réponfes,
afin qu'inftruite de ta deflinée ,
elle ferve de régie a la mienne.

Je vais prendre, me dit-il,

avec un fang froid affeété , les
mef
ures nécefTaires pour dé-
couvrir le fort de votre Amant,
vous ferez fatisfaite à cet égard;
cependant vous vous flatteriez
en vain de revoir l'heureux
Aza, des obftacles invincibles
vous féparent.

Ces mots, mon cher Aza,

furent un coup mortel pour
mon cœur, mes larmes coulè-
rent en abondance, elles m'em-

péchèrent



Péruvienne. 241

péchè
rent long-tems de répon-
dre à Déterville , qui de fon
côté gardoit un morne filence.
Eh bien , lui dis-je enfin , je ne
le verrai plus , mais je n'en
vivrai pas moins pour lui : fi
votre amitié eft affez généreule
pour nous procurer quelque
correfpondance, cette fatisfa-
ction iuffira pour me rendre
la vie m^oins infupportable, 8c
je mourrai contente, pourvu
que vous me promettiez de lui
faire avoir que je fuis morte
en P
aimant.

Ah ! c
'en eft trop, s'écria-t'il ,
en f
e levant brufquement : oui ,
s'il eft pofT
ible. Je ferai le feul
malheureux. Vous connoîtrez
ce cœur que vous dédaignez,'
vous verrez de quels efforts

J. Pan. ^ X



24^ Lettres d'une

e(
t capable un amour tel que
le mien , & je vous forcerai au
moins à me plaindre. En difant
CCS
mots, il fortit & me laifTa
dans un état que je ne com-
prends pas encore; jetois de-
meurée debout, les yeux atta-
ches f
ur la porte par où Déter-
ville venoit de fortir, abîmée
dans une confufion de penfées
que je ne cherchois pas même
à démêler : j'y ferois reliée
long-tcms , fi Céline ne fût en-
trée dans le Parloir.

Elle me demanda vivement

pourquoi Déterville étoit forti
ii-r
ôt. Je ne lui cachai pas ce
qui s'étoit palTé entre nous.
D'
abord elle s'affligea de ce
qu'
elle appelloit le malheur de
f
on frère. Enfuite tournant fa



i



Péruvienne. 245

douleur en colère, elle m'ac-
cabla des plus durs reproches,
f
ans que j'ofaffe y oppofer un
f
eul mot. Qu'aurois-je pu lui
dire ? mon trouble me laiffoit
à peine la liberté de penfer ; je
f
ortis , elle ne me fuivit point.
Retirée dans ma chambre, j'y
f
uis reftée un jour fans ofer
paroître , fans avoir eu de nou-
velles de perlbnne, &c dans un
déf
ordre d'efprit qui ne me
permettoit pas même de réé-
crire.

La col
ère de Céline, le dé-
fef
poir de fon frère , fes derniè-
res paroles aufquelles je vou-
drois &c je n'ofe donner un
f
ens favorable, livrèrent mon
ame tour à tour aux plus cruel-
les inquiétudes.

Xij



244 Lettres d'une

J'
ai cru enfin que le feul
moyen de les adoucir écoit de
te les peindre , de t'en faire
part, de chercher dans ta ten-
urefT
e les confeils dont j'ai be-
f
oin ; cette erreur m'a foutcnue
peh
dant que j'écrivois ,* mais
qu'
elle a peu duré ! Ma lettre
cft finie y &c
les caractères n'en
f
ont tracés que pour moi.

Tu ignores ce que je
foufFre,
tu ne fçais pas même fi j'exifte ,
f
i je t'aime. Aza , mon cher
Aza
, ne le fçauras-tu jamais !



I



Péruvienne. 245



  Première version


LETTR
E VINGT-TROIS.


JE crois, mon cher Aza,
qu’il n’y a que la joie de te voir qui pourroit l’emporter sur celle que ma causé le retour de Déterville ; mais comme s’il ne métoit plus permis d’en goûter sans mélange, elle a été bientôt suivie dune tristesse qui dure encore.

Céline étoit hier matin dans
ma chambre quand on vint mistérieusement lappeller, il n’y avoit pas longtems quelle m’avoit quittée, lorsqu’elle me fit dire de me rendre au Parloir ; j’y courus : Quelle fut ma surprise d’y trouver son frere avec elle !

Je ne di
ssimulai point le plaisir que jeus de le voir, je lui dois de l’estime & de l’amitié ; ces sentimens sont presque des vertus, je les exprimai avec autant de vérité que je les sentois.

Je voyo
is mon Libérateur, le seul appui de mes espérances ; jallois parler sans contrainte de toi, de ma tendresse, de mes de desseins, ma joie alloit jusqu’au transport.

Je ne parlois pas encore
françois lorsque Déterville partit, combien de choses n’avois-je pas à lui apprendre ? combien déclaircissemens à lui demander, bien de reconnoissances à lui témoigner ? Je voulois tout dire à la fois, je disois mal, & cependant je parlois beaucoup.

Je m
apperçus que pendant ce tems-là Déterville changeoit de visage ; une tristesse que j’y avois remarquée en entrant, se dissipoit ; la joie prenoit sa place, je m’en applaudissois, elle m’animoit à l’exciter encore. Hélas ! devois-je craindre d’en donner trop à un ami à qui je dois tout, & de qui jattens tout ! cependant ma sincerité le jetta dans une erreur qui me coûte à présent bien des larmes.

Céline étoit
sortie en même-tems que jétois entrée, peut-être sa présence auroit-elle épargné une explication si cruelle.

Détervil
le attentif à mes paroles, paroissoit se plaire à les entendre sans songer à m’interrompre : je ne sçais quel trouble me saisit, lorsque je voulus lui demander des instructions sur mon voyage, & lui en expliquer le motif ; mais les expressions me manquerent, je les cherchois ; il profita dun moment de silence, & mettant un genouil en terre devant la grille à laquelle ses deux mains étoient attachées, il me dit dune voix émue, À quel sentiment, divine Zilia, dois-je attribuer le plaisir que je vois aussi naïvement exprimé dans vos beaux yeux que dans vos discours ? Suis-je le plus heureux des hommes au moment même où ma sœur vient de me faire entendre que j’étois le plus à plaindre ? Je ne sçais, lui répondis-je, quel chagrin Céline a pû vous donner ; mais je suis bien assurée que vous nen recevrez jamais de ma part. Cependant, répliqua-t-il, elle ma dit que je ne devois pas espérer dêtre aimé de vous. Moi ! m’écriai-je, en l’interrompant, moi je ne vous aime point !

Ah, D
éterville ! comment votre sœur peut-elle me noircir dun tel crime ? L’ingratitude me fait horreur, je me haïrois moi-même si je croiois pouvoir cesser de vous aimer.

Pendant que je prononço
is ce peu de mots, il sembloit à l’avidité de ses regards qu’il vouloit lire dans mon ame.

Vous m
aimez, Zilia, me dit-il, vous maimez, & vous me le dites ! Je donnerois ma vie pour entendre ce charmant aveu ; hélas ! je ne puis le croire, lors même que je lentends. Zilia, ma chère Zilia, est-si bien vrai que vous maimez ? ne vous trompez-vous pas vous-même ? votre ton, vos yeux, mon cœur, tout me séduit. Peut-être n’est-ce que pour me replonger plus cruellement dans le désespoir dont je sors.

Vous m
étonnez, repris-je ; d’où naît votre défiance ? Depuis que je vous connois, si je n’ai pû me faire entendre par des paroles, toutes mes actions n’ont-elles pas dû vous prouver que je vous aime ? Non, répliqua-t-il, je ne puis encore me flatter, vous ne parlez pas assez bien le françois pour détruire mes justes craintes ; vous ne cherchez point à me tromper, je le sçais. Mais expliquez-moi quel sens vous attachez à ces mots adorables Je vous aime. Que mon sort soit décidé, que je meure à vos pieds, de douleur ou de plaisir.

Ces mots, lui dis-
je (un peu intimidée par la vivacité avec laquelle il prononça ces dernieres paroles) ces mots doivent, je crois, vous faire entendre que vous mêtes cher, que votre sort mintéresse, que l’amitié et la reconnoissance m’attachent à vous ; ces sentimens plaisent à mon cœur, & doivent satisfaire le vôtre.

Ah, Zilia ! me répondit-il
, que vos termes saffoiblissent, que votre ton se refroidit ! Céline mauroit-elle dit la verité ? N’est-ce point pour Aza que vous sentez tout ce que vous dites ? Non, lui dis-je, le sentiment que jai pour Aza est tout différent de ceux que j’ai pour vous, c’est ce que vous appellez l’amourQuelle peine cela peut-il vous faire, ajoutai-je (en le voyant pâlir, abandonner la grille, & jetter au ciel des regards remplis de douleur) j’ai de lamour pour Aza, parce quil en a pour moi, & que nous devions être unis. Il ny a là-dedans nul rapport avec vous. Les mêmes, s’écria-t-il, que vous trouvez entre vous & lui, puisque j’ai mille fois plus damour qu’il n’en ressentit jamais.

Comment cela
se pourroit-il, repris-je ? vous nêtes point de ma nation ; loin que vous m’ayez choisie pour votre épouse, le hazard seul nous a joints, & ce n’est même que d’aujourdhui que nous pouvons librement nous communiquer nos idées. Par quelle raison auriez-vous pour moi les sentimens dont vous parlez ?

En faut
-il dautres que vos charmes & mon caractère, me répliqua-t-il, pour mattacher à vous jusqu’à la mort ? tendre, paresseux, ennemi de l’artifice, les peines quil auroit fallu me donner pour pénétrer le cœur des femmes, & la crainte de ny pas trouver la franchise que j’y desirois, ne m’ont laissé pour elles qu’un goût vague ou passager ; j’ai vécu sans passion jusqu’au moment où je vous ai vue ; votre beauté me frappa, mais son impression auroit peut-être été aussi légère que celle de beaucoup dautres, si la douceur & la naïveté de votre caractère ne m’avoient présenté lobjet que mon imagination mavoit si souvent composé. Vous sçavez, Zilia, si je lai respecté cet objet de mon adoration ? Que ne men a-t-il pas couté pour résister aux occasions séduisantes que m’offroit la familiarité dune longue navigation. Combien de fois votre innocence vous auroit-elle livrée à mes transports, si je les eusse écoutés ? Mais loin de vous offenser, j’ai poussé la discrétion jusqu’au silence ; j’ai même exigé de ma sœur quelle ne vous parleroit pas de mon amour ; je nai rien voulu devoir quà vous-même. Ah, Zilia ! si vous nêtes point touchée dun respect si tendre, je vous fuirai ; mais je le sens, ma mort sera le prix du sacrifice.

Votre mort
! m’écriai-je (penetrée de la douleur sincère dont je le voyois accablé) hélas ! quel sacrifice ! Je ne sçais si celui de ma vie ne me seroit pas moins affreux.

Eh bien, Zilia
, me dit-il, si ma vie vous est chere, ordonnez donc que je vive ? Que faut-il faire ? lui dis-je. M’aimer, répondit-il, comme vous aimiez Aza. Je laime toujours de même, lui répliquai-je, & je l’aimerai jusqu’à la mort : je ne sçais, ajoutai-je, si vos Loix vous permettent daimer deux objets de la même maniere, mais nos usages & mon cœur nous le défendent. Contentez-vous des sentimens que je vous promets, je ne puis en avoir d’autres, la vérité m’est chère, je vous la dis sans détour.

De quel
sang froid vous m’assassinez, sécria-t-il ! Ah Zilia ! que je vous aime, puisque j’adore jusqu’à votre cruelle franchise. Eh bien, continua-t-il après avoir gardé quelques momens le silence, mon amour surpassera votre cruauté. Votre bonheur m’est plus cher que le mien. Parlez-moi avec cette sincérité qui me déchire sans ménagement. Quelle est votre espérance sur l’amour que vous conservez pour Aza ?

Hélas ! lui dis-je, je n
en ai qu’en vous seul. Je lui expliquai ensuite comment javois appris que la communication aux Indes nétoit pas impossible ; je lui dis que je métois flattée quil me procureroit les moyens dy retourner, ou tout au moins, qu’il auroit assez de bonté pour faire passer jusqu’à toi des nœuds qui t’instruiroient de mon sort, & pour m’en faire avoir les réponses, afin qu’instruite de ta destinée, elle serve de régle à la mienne.

Je vais prendre, me dit-il,
(avec un sang froid affecté) les mesures nécessaires pour découvrir le sort de votre Amant, vous serez satisfaite à cet égard ; cependant vous vous flateriez en vain de revoir lheureux Aza, des obstacles invincibles vous séparent.

Ces mots, mon cher Aza,
furent un coup mortel pour mon cœur, mes larmes coulerent en abondance, elles m’empêcherent long-tems de répondre à Déterville, qui de son côté gardoit un morne silence. Eh bien, lui dis-je enfin, je ne le verrai plus, mais je n’en vivrai pas moins pour lui ; si votre amitié est assez généreuse pour nous procurer quelque correspondance, cette satisfaction suffira pour me rendre la vie moins insupportable, & je mourrai contente, pourvû que vous me promettiez de lui faire savoir que je suis morte en l’aimant.

Ah ! c
’en est trop, sécria-t-il, en se levant brusquement : oui, s’il est possible. Je serai le seul malheureux. Vous connoîtrez ce cœur que vous dédaignez ; vous verrez de quels efforts est capable un amour tel que le mien, & je vous forcerai au moins à me plaindre. En disant ces mots, il sortit & me laissa dans un état que je ne comprends pas encore ; j’étois demeurée debout, les yeux attachez sur la porte par où Déterville venoit de sortir, abîmée dans une confusion de pensées que je ne cherchois pas même à démêler : j’y serois restée long-tems, si Céline ne fût entrée dans le Parloir.

Elle me demanda vivement
pourquoi Déterville étoit sorti si-tôt. Je ne lui cachai pas ce qui sétoit passé entre nous. D’abord elle saffligea de ce qu’elle appelloit le malheur de son frère. Ensuite tournant sa douleur en colere, elle m’accabla des plus durs reproches, sans que j’osasse y opposer un seul mot. Quaurois-je pû lui dire ? mon trouble me laissoit à peine la liberté de penser ; je sortis, elle ne me suivit point. Retirée dans ma chambre, j’y suis restée un jour sans oser paroître, sans avoir eu de nouvelles de personne, & dans un désordre d’esprit qui ne me permettoit pas même de t’écrire.

La col
ere de Céline, le désespoir de son frère, ses dernieres paroles auxquelles je voudrois & je n’ose donner un sens favorable, livrerent mon ame tour à tour aux plus cruelles inquiétudes.

J’
ai cru enfin que le seul moyen de les adoucir étoit de te les peindre, de ten faire part, de chercher dans ta tendresse les conseils dont jai besoin ; cette erreur m’a soutenue pendant que jécrivois ; mais qu’elle a peu duré ! Ma lettre est écrite, & les caracteres ne sont tracés que pour moi.

Tu ignores ce que je
souffre, tu ne sçais pas même si j’éxiste, si je taime. Aza, mon cher Aza, ne le sçauras-tu jamais !


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