Deuxième version


LETTRE TROISI�
�ME.

C'EST
toi, chère lumière
de mes jours ; c eft toi qui
me rappelles à la viej vou-
drois-je la conferver, fi je iVé-
tois affurée que la mort auroic
moiil
onné d'un feul coup tes
p
urs &c les miens ! Je touchois
au moment oii rétincelle du
feu divin, dont le Soleil anime
notre être, alloit s'éteindre : la
nature laborieufe fe préparoit
déjà à donner une autre for-
me à la portion de matière qui
lui appartient en moi , je mou-
rois
; tu perdois pour jamais la
moitié de toi-même, lorfque
mon amour m'a rendu la vie 5



é8 Lettres d'une

ëc
je t'en fais un facrifice. Mais
comment pourrai-je t'inflruire
des chofes furprenantes qui me
f
ont arrivées ? Comment me
rappeller des idées déjà confu
f
es au moment où je les ai re-
çues , & que le tems qui s'eft
écoulé depuis , rend encore
moins intelligibles ?

A
peine, mon cher Aza ,
avois-je confié à notre fid��le
Chaqui le dernier tiflu de mes
penfécs
, que j^entendis un
e
rand mouvement dans notre
habitation : vers le milieu de
la nuit deux de mes ravifleurs
vinrent m'enlever de ma fom-
bre retraite , avec autant de
violence qu'ils en avoient em-
ployée à m'arracher du Tem-
ple du SoleiL



Péruvienne. 6^

Je ne fçais par quel chemin
on me conduifit; on ne mar-
choit
que la nuit, & le jour
on s'arrctoit dans des défères
arides, fans chercher aucune
retraite. Bientôt f
uccombant à
la fatigue, on me fit me fit porter par
je ne tçais quels Hamas , dont
les mouvemens me fatiguoient
prelqu^autant que fi j'eulie
marché moi-même. Enfin ar«
rivés apparemment où l'on
vouloit aller, une nuit ces Bar«
bares
me portèrent fur leurs
bras
dans une maifon dont les
approches, malgré l'obfcurité^
me parurent extrêmement dif-
ficiles. Je fus placée dans un
lieu plus étroit &: plus incom-
mode que n'avoit jamais été
ma première prifon. Mais p.



jo Lettres d'une

mon cher Aza ! pourrois-je te
perf
uader ce que je ne com-
prends pas moi-même, fi tu
n'
étois afluré que le menfon-
ge n'
a jamais fouillé les l��-
vres d'un enfant du Soleil ! *
Cette mai
fon , que j'ai jugé
être fort grande par la quan-
tité de monde qu'elle conte-
noit
; cette maifon comme fuf-
pendue , & ne tenant point à
la terre, étoit dans un balan-
cement continuel.

Il faudroit
, ô lumière de
mon efprit, que Ticaiviracocha
eût comblé mon ame comme
la tienne de fa divine fcience,
pour pouvoir comprendre»xe



* Il pafToit pour confiant q[^u'un Peivi-
f ien navoit jamais menci.



Péruvienne. 71

prodige. Toute la connoifîan-
ce que j'en ai, eft que cette
demeure n a pas été conflruite
par un être ami des hommes t
car quelques momens après
que i'
y fus entrée, fon mou-
vement continuel, joint à une
odeur malfaifante , me caufe-
rent un mal fi violent , que
je f
uis étonnée de n'y avoir
pas f
uccombé : ce n^étoit que
le commencement de mes
peines.

Un t
cms affez long s'étoit
écoulé , je ne fouffrois prefque
plus, lorfqu'un matin je fus
arrachée au fommeil par un
bruit plus affreux que celui
à'Valf
a : notre habitation en
recevoit des ébranlemens tels
que la terre en éprouvera ^



72 Lettres d'une

lorfquc
la Lune en tombant,
réduira l'univers en pouffiere.*
Des cris, qui fe joignirent à ce
fracas , le rendoient encore
plus épouvantable ; mes fens
faifls d^
une horreur fecrete, ne
portoient à mon ame , que
1
idée de la deftruclion de la
nature entière. Je croyois le
péril univerfel ; je tremblois
pour tes jours : ma frayeur
s^
accrut enfin jufqu'au dernier
excès, à la vue d'une troupe
d'
hommes en fureur, le vifage
& les habits enfanglantés , qui
f
e jetterent en tumulte dans ma
chambre. Je ne foutins pas cet
horrible fpe6lacle> la force Se

* Les Indiens croyoient que la fin da
monde arriveroit par la Lune qui fe laif-
Icioit tomber fur la teirc,

la



I



Péruvienne. 75

la connoillance m^abandonnc-
rcnt : j'
ignore encore la fuite
de ce terrible événement. Re-
venue à moi - même , je me
trouvai dans un lit afTez pro-
pre, entourée de plufieurs Sau-
vages , qui n'étoient plus les
cruels Espagnols , mais qui ne
m'étoient pas moins inconnus.


Peux
-tu te repréfenter ma
f
urprife, en me trouvant dans
une demeure nouvelle , parmi
des hommes nou vocaux , fans
pouvoir comprendre comment
ce changemient avoit pu fe
faire ? Je refermai prompte-
ment les yeux, afin que plus
recueillie en moi-même , je
pufle m'aff
urer fi je vivois,
ou f
i mon ame n'avoit point
abandonné mon corps pour

I. Fan. ^ G



74 Lettres d'une

pali
er dans les régions incon-
nues. ^


Te
ravouerai-je, chère Ido-
le de mon cœur ; fatiguée
d'
une vie odieufe, rebutée de
f
ouffrir des tourmens de toute
ef
pécej accablée fous le poids
de mon horrible deftinée , je
regardai avec indifférence la
fin de ma vie que je fentois
approcher : je refufai conftam-
ment tous les fecours que Ton
m'
offroit; en peu de jours je
touchai au terme fatal, &: j'y
touchai fans regret.

U
épuifement des forces
anéantit le fentiment ; déjà



* Les Indiens croyoient qu'aprcs la
moit , l'amc alloit dans des lieux incon-
nus pour y être récompcnfee ou punie
fclon fon mérite.



Péruvienne. /j

mon imagination afifoiblie ne
recevoir plus d'images que
comme un léger deffein tracé
par une main tremblante; déjà
les objets qui m'avoient le plus
affef
tée n'excitoient en moi
que cette fenfation vague , que
nous éprouvons en nous laif-
f
ant aller à une rêverie indé-
terminée ; je n'ctois prefque
plus. Cet état , mon cher Aza ,
n^ef
t pas fi fâcheux que Ion
croit : de loin il nous effraye,
parce que nous y penfons de
toutes nos forces ; quand il efl
arrivé , affoibli par les grada-
tions de douleurs qui nous y
conduifent, le moment décifif
ne paroit que celui du repos.
Cependant j'éprouvai que le
penchant naturel qui nous por-

G ij



j6 Lettres d'une



te durant la vie à pénétrer
dans l'avenir, & même dans
celui qui ne fera plus pour
nous , femble reprendre de
nouvelles forces au moment
de la perdre. On ceiFe de vivre
pour foi on veut fçavoir com-
nuent on viv^ra dans ce qu on
aime. Ce fut dans un de ces dé-
lires de
mon a me que je me crus
tranfportée
dans l'intérieur de
ton Palais , j'y arrivois dans le
moment où l'on venoit de t'ap^
prendre ma mort. Mon ima-
gination me peignit fi vive-
ment ce qui de voit fe pafTer,
que la vérité même n'auroit
pas eu plus de pouvoir : je te
vis, mon cher Aza ,
pâle, dé-
figuré , privé de fentimens ,
tel qu'un L
ys defleché par la



Péruvienne. yj

brûlante ardeur du Midi. L'a-
mour eft-il donc quelquefois
barbare ? Je jouilTois de ta dou-
leur
, je lexcitois par de triftes
adieux; je trouvois de la dou-
ceur, peut-être du plaifir à
répandre fur tes jours le poi-
f
on des regrets ; & ce même
amour qui me rendoit féroce,
déchiroit mon cœur par Phor-
reur de tes peines. Enfin , re-
veillée comme d'un profond
f
ommeil , pénétrée de ta pro-
pre douleur, tremblante pour
ta vie , je demandai des fe-
cours , je revis la lumière.

Te reverrai
-je, toi, cher
Arbitre de mon exiftence ?
Hélas ! qui pourra m'en aiTu-
rer
? Je ne fçais plus oii je fuis,
peut-être eft-ce loin de toi.

Giij



78 Lettres dune

- - - I

IVi
ais dufTions-nous être fépa-
rés par les efpaces immenfes
qu'
habitent les enfans du So
leil, le nuage léger de mes
penf
ées volera fans celTe au-
tour de toi.




Péruvienne. 79



  Première version


LETTRE TROISI�
�ME.


C’Est
toi, chere lumiere de mes jours ; c’est toi qui me rappelles à la vie ; voudrois-je la conserver, si je n’étois assurée que la mort auroit moissonné d’un seul coup tes jours & les miens ! Je touchois au moment où l’étincelle du feu divin, dont le Soleil anime notre être, alloit séteindre : la nature laborieuse se préparoit déjà à donner une autre forme à la portion de matiere qui lui appartient en moi, je mourois ; tu perdois pour jamais la moitié de toi-même, lorsque mon amour ma rendu la vie, & je ten fais un sacrifice. Mais comment pourrai-je t’instruire des choses surprenantes qui me sont arrivées ? Comment me rappeller des idées déja confuses au moment où je les ai reçues, & que le tems qui s’est écoulé depuis, rend encore moins intelligibles ?

À
peine, mon cher Aza, avois-je confié à notre fid��le Chaqui le dernier tissu de mes pensées, que jentendis un grand mouvement dans notre habitation : vers le milieu de la nuit deux de mes ravisseurs vinrent menlever de ma sombre retraite avec autant de violence quils en avoient employée à marracher du Temple du Soleil.

Quoi
que la nuit fût fort obscure, on me fit faire un si long trajet, que succombant à la fatigue, on fut obligé de me porter dans une maison dont les approches, malgré l’obscurité, me parurent extrêmement difficiles.

Je fus placée dans un lieu plus étroit & plus incommode que n’étoit ma prison. Ah, mon cher Aza ! pourrois-je te persuader ce que je ne comprends pas moi-même, si tu n’étois assuré que le mensonge n’a jamais souillé les l�vres dun enfant du Soleil [15] !

Cette mai
son, que jai jugé être fort grande par la quantité de monde quelle contenoit ; cette maison comme suspendue, & ne tenant point à la terre, étoit dans un balancement continuel.

Il faudroit
, ô lumiere de mon esprit, que Ticaiviracocha eût comblé mon ame comme la tienne de sa divine science, pour pouvoir comprendre ce prodige. Toute la connoissance que jen ai, est que cette demeure na pas été construite par un être ami des hommes : car quelques momens après que j’y fus entrée, son mouvement continuel, joint à une odeur malfaisante, me causerent un mal si violent, que je suis étonnée de ny avoir pas succombé : ce nétoit que le commencement de mes peines.

Un t
ems assez long sétoit écoulé, je ne souffrois presque plus, lorsqu’un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui d’Yalpa : notre habitation en recevoit des ébranlemens tels que la terre en éprouvera, lorsque la Lune en tombant, réduira lunivers en poussiere [16]. Des cris, des voix humaines qui se joignirent à ce fracas, le rendirent encore plus épouvantable ; mes sens saisis d’une horreur secrette, ne portoient à mon ame, que l’idée de la destruction, (non-seulement de moi-même) mais de la nature entiere. Je croyois le péril universel ; je tremblois pour tes jours : ma frayeur s’accrut enfin jusqu’au dernier excès, à la vûe d’une troupe d’hommes en fureur, le visage & les habits ensanglantés, qui se jetterent en tumulte dans ma chambre. Je ne soutins pas cet horrible spectacle, la force & la connoissance mabandonnerent ; j’ignore encore la suite de ce terrible événement. Mais revenue à moi-même, je me trouvai dans un lit assez propre, entourée de plusieurs Sauvages, qui nétoient plus les cruels Espagnols.

Peux
-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avoit pû se faire ? Je refermai promptement les yeux, afin que plus recueillie en moi-même, je pusse m’assurer si je vivois, ou si mon ame navoit point abandonné mon corps pour passer dans les régions inconnues [17].

Te
l’avouerai-je, chère Idole de mon cœur ; fatiguée d’une vie odieuse, rebutée de souffrir des tourmens de toute espéce ; accablée sous le poids de mon horrible destinée, je regardai avec indifférence la fin de ma vie que je sentois approcher : je refusai constamment tous les secours que l’on m’offroit ; en peu de jours je touchai au terme fatal, & j’y touchai sans regret.

L’
épuisement des forces anéantit le sentiment ; déja mon imagination affoiblie ne recevoit plus dimages que comme un léger dessein tracé par une main tremblante ; déjà les objets qui mavoient le plus affectée nexcitoient en moi que cette sensation vague, que nous éprouvons en nous laissant aller à une rêverie indéterminée ; je n’étois presque plus. Cet état, mon cher Aza, n’est pas si fâcheux que l’on croit. De loin il nous effraye, parce que nous y pensons de toutes nos forces ; quand il est arrivé, affoibli par les gradations de douleurs qui nous y conduisent, le moment décisif ne paroît que celui du repos. Un penchant naturel qui nous porte dans lavenir, même dans celui qui ne sera plus pour nous, ranima mon esprit, & le transporta jusques dans lintérieur de ton Palais. Je crus y arriver au moment où tu venois d’apprendre la nouvelle de ma mort ; je me représentai ton image pâle, défigurée, privée de sentimens, telle qu’un lys desséché par la brûlante ardeur du Midi. Le plus tendre amour est-il donc quelquefois barbare ? Je jouissois de ta douleur, je lexcitois par de tristes adieux ; je trouvois de la douceur, peut-être du plaisir à répandre sur tes jours le poison des regrets ; & ce même amour qui me rendoit féroce, déchiroit mon cœur par l’horreur de tes peines. Enfin, reveillée comme dun profond sommeil, pénétrée de ta propre douleur, tremblante pour ta vie, je demandai des secours, je revis la lumiere.

Te reverrai
-je, toi, cher Arbitre de mon existence ? Hélas ! qui pourra m’en assurer ? Je ne sçais plus où je suis, peut-être est-ce loin de toi. Mais dussions-nous être séparés par les espaces immenses qu’habitent les enfans du Soleil, le nuage leger de mes pensées volera sans cesse autour de toi.


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