Deuxième version


LETTRE CINQUI�
�ME.

QUe j
'ai fouffert , mon
cher Aza , depuis les der-
niers nœuds que je t'ai confa-
crés 1 La privation de m^s^ni-
f
os manquoit au comble de
mes peines ; dès que mes offi-
cieux Perfécuteurs fe font ap-
perçus que ce travail augmen-
toit mon accablement, ils m'en
ont ôté l'ufage.

On m
^a enfin rendu le tréfor
de ma tendreffe, mais je l'ai
acheté par bien des larmes. Il
ne me refte que cette expref-
f
ion de mes fentimens ; il ne
me refte que la trifte confola-
tion de te peindre mes dou-
I. Pm. ^ H



^o Lettres d'une



leurs ,
pouvois-je la perdre fans
délcfpoir?


Mon étrange de
flinée m'a
ravi i'dfquà la douceur que
trouvent les malheureux à par-
ler de leurs peines : on croit
être plaint quand on eft écouté^
une
partie de notre chagrin
palle fur le vifage de ceux qui
nous écoutent ; quel qu'en foit
le motif il femble nous foula-
ger. Je
ne puis me faire en-
tendre, &c la gayeté m'envi-
ronne.

Je ne puis même jouir pai
-
f
iblement de la nouvelle efpéce
de défert où me réduit Pim-
puifT
ance de communiquer mes
penf
ées. Entourée d'objets im-
portuns, leurs regards atten-
tifs troublent la folitude de



Péruvienne. 5^1

mon amc , contraignent les at-
titudes de mon corps, & por-
tent la gcne jufques dans mes
penf
ées : il m'arrive fouvent
G^
oublier cette heureufe liber-
té que
la nature nous a don-
née de
rendre nos fentimens
impénétrables , &c je crains
quelquefois que ces Sauvages
curieux ne devinent les ré-
flexions défavantageuies que
m'inf
pire la bifarerie de leur
conduite , je me fais une étude
gênante d'arranger mes pen-
fées comme sils pouvoient les
pénétrer malgré moi.


Un moment détruit
Popi-
nion qu'un autre moment m'a-
voit donnée de leur caractère
&
de leur façon de penfer à
mon égard.

Hij



Lettres d'une



Sans compter un nombre in
-
fini de petites contradiftions ,
ils me refufent , mon cher
Aza , jufqu'
aux alimens né-
cefi
aires au foutien de la vie,
jufqu'
à la liberté de choifir la
place où je veux être, ils me
retiennent par une efpéce de
violence dans ce lit , qui m'efl
devenu infupportable : je dois
donc
croire qu'ils me regar-
dent comme
leur efclave, &c
que leur pouvoir efl tyranni-
que.

D'
un autre côté , fi je réflé-
chis fur Tenvie extrême qu'ils
témoignent de conferver mes
jours , fur le refpeél dont ils ac-
compagnent les fervices qu'ils
me rendent, je fuis tentée de
penf
er quer qu'ils me prennent pour



PeTxU VIENNE. 9 5

un être d'une elpécc lupérieure
à r
humanitc.

Aucun d
'eux ne paroît de-
vant moi , fans courber fou
corps plus ou moins, comme
nous avons coutume de faire
en adorant le Soleil. Le Cacique
f
emble vouloir imiter le céré-
monial des Incas au jour du
Raymi : ^ Il fe met fur fes ge-
noux
fort près de mon lit , il
ref
te un tems confidérable dans
cette pofture gênante : tantôt
il garde le filence , &c les yeux
baifTés, il f
emble rêver pro-
fonde
ment : je vois fur fon
vif
age cet embarras refpe-
él
ueux que nous infpire U



* Le Raymi principale f
ête da Soleil ,
rinças ôc les Piètres l'adoroien: à genoux»



94 Lettres d'une

gra7i
d Nom (a) prononcé à haute
voix. S'il trouve loccarion de
faif
ir ma main , il y porte fi
bouche avec la même vénéra-
tion que nous avons pour le
f
acré Diad��me, (h) Quelque-
fois il prononce un grand nom-
bre de mots qui ne reffem-
blent point au langage ordi-
naire de fa Nation. Le fon en
efl
plus doux, plus diflincft , ,
plus mefuré^ il y joint cet air
touché qui préc�de les larmes ;
ces f
oupirs qui expriment les
bef
oins de Tame y ces accens



(/ï) Le grand Nom ttoir Fachacamac , on
ne le prononçoit que rarement , &. avec
beaucoup de iîgnes d'adoration.

(b) On bai toit le Diadème de Manco-
Capac , comme nous baifo
ns les Reliques de
nos Saints.



Péruvienne. 95

qui f
ont prefque des plaintes ;
enfin tout ce qui accompagne
le défir d
obtenir des grâces.
Hélas ! mon cher Aza, s'il me
connoifToit bien , s^il n'étoir
pas dans quelque erreur fur
mon être, quelle prière auroit-
il à me faire?

Cette Nation ne
feroit-elle
point idolâtre ? Je n'ai encore
vu
faire aucune adoration au
Soleil; peut-être prennent-ils
les femmes pour l'objet de leur
culte. Avant que le Grand
Manco'Capac ^
eût apporté fur
la terre les volontés du Soleil ;
nos Ancêtres divinifoient tout
ce qui les frappoit de crainte



* Premier Legiflateur des Indiens. Voye:^^
THiftoirs des Incas.



^6 Lettres d'une

ou de plaifir : peut-être ces
Sauvages n'éprouvent -ils ces
deux fentimens que pour les
femmes.

Mais
, s'ils m'adoroient ,
a]
outeroient-ils à mes malheurs
T
affreufe contrainte où ils me
retiennent? Non, ils cherche-
roient à me plaire, ils obéi-
roient aux fignes de mes vo-
lo^
ntés ; je ferois libre, je for-
tirois de cette odieufe demeu-
re ; i^rois chercher le maître
de mon ame; un feul de fes
regards effaceroit le fouvenir
de tant d'infortunes.



LETTRE



Péruvienne. i)j



  Première version


LETTRE CINQUI�
�ME.


QUe j
’ai souffert, mon cher Aza, depuis les derniers nœuds que je tai consacrés ! La privation de mes Quipos manquoit au comble de mes peines ; dès que mes officieux Persécuteurs se sont apperçus que ce travail augmentoit mon accablement, ils m’en ont ôté l’usage.

On m
a enfin rendu le trésor de ma tendresse, mais je l’ai acheté par bien des larmes. Il ne me reste que cette expression de mes sentimens ; il ne me reste que la triste consolation de te peindre mes doupouvois-je la perdre sans désespoir ?

Mon étrange de
stinée m’a ravi jusqu’à la douceur que trouvent les malheureux à parler de leurs peines : on croit être plaint quand on est écouté, on croit être soulagé en voyant partager sa tristesse, je ne puis me faire entendre, & la gaieté m’environne.

Je ne puis même jouir pai
siblement de la nouvelle espéce de désert où me réduit l’impuissance de communiquer mes pensées. Entourée dobjets importuns, leurs regards attentifs troublent la solitude de mon ame ; j’oublie le plus beau présent que nous ait fait la nature, en rendant nos idées impénétrables sans le secours de notre propre volonté. Je crains quelquefois que ces Sauvages curieux ne découvrent les réflexions désavantageuses que m’inspire la bizarrerie de leur conduite,

Un moment détruit
l’opinion quun autre moment m’avoit donné de leur caractere. Car si je m’arrête aux fréquentes oppositions de leur volonté à la mienne, je ne puis douter qu’ils ne me croyent leur esclave, & que leur puissance ne soit tyrannique.

Sans compter un nombre in
fini d’autres contradictions, ils me refusent, mon cher Aza, jusqu’aux alimens nécessaires au soutien de la vie, jusqu’à la liberté de choisir la place où je veux être, ils me retiennent par une espéce de violence dans ce lit qui m’est devenu insupportable.

D’
un autre côté, si je réfléchis sur l’envie extrême qu’ils ont témoignée de conserver mes jours, sur le respect dont ils accompagnent les services qu’ils me rendent, je suis tentée de croire quils me prennent pour un être dune espéce supérieure à l’humanité.

Aucun d
eux ne paroît devant moi, sans courber son corps plus ou moins, comme nous avons coutume de faire en adorant le Soleil. Le Cacique semble vouloir imiter le cérémonial des Incas au jour du Raymi [20] : Il se met sur ses genoux fort près de mon lit, il reste un tems considérable dans cette posture gênante : tantôt il garde le silence, & les yeux baissés il semble rêver profondément : je vois sur son visage cet embarras respectueux que nous inspire le grand Nom [21] prononcé à haute voix. Sil trouve l’occasion de saisir ma main, il y porte sa bouche avec la même vénération que nous avons pour le sacré Diad��me [22]. Quelquefois il prononce un grand nombre de mots qui ne ressemblent point au langage ordinaire de sa Nation. Le son en est plus doux, plus distinct, plus mesuré ; il y joint cet air touché qui préc�de les larmes ; ces soupirs qui expriment les besoins de l’ame ; ces accens qui sont presque des plaintes ; enfin tout ce qui accompagne le desir d’obtenir des graces. Hélas ! mon cher Aza, sil me connoissoit bien, s’il n’étoit pas dans quelque erreur sur mon être, quelle priere auroit-il à me faire ?

Cette Nation ne
seroit-elle point idolâtre ? Je nai encore faire aucune adoration au Soleil ; peut-être prennent-ils les femmes pour lobjet de leur culte. Avant que le Grand Mauco-Capa [23] eût apporté sur la terre les volontés du Soleil, nos Ancêtres divinisoient tout ce qui les frappoit de crainte ou de plaisir : peut-être ces Sauvages néprouvent-ils ces deux sentimens que pour les femmes.

Mais
, s’ils madoroient, ajouteroient-ils à mes malheurs l’affreuse contrainte où ils me retiennent ? Non, ils chercheroient à me plaire, ils obéiroient aux signes de mes volontés ; je serois libre, je sortirois de cette odieuse demeure ; j’irois chercher le maître de mon ame ; un seul de ses regards effaceroit le souvenir de tant dinfortunes.


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