Deuxième version


LETTRE
QUATRIÈME.

QUel que
foit Pamour
de la vie, mon cher Aza,
les peines le diminuent , le
défefpoir l'éteint
. Le mépris
que la nature fcmble faire de
notre être, en l'abandonnant
à la douleur , nous révolte
d^abord; enfuite l'impodibilité
de nous en délivrer , nous
prouve une infufïifance fi hu-
'miliante , qu^elle
nous con-
duit jufqu^au
dégoût de nous-
mêm.es.


Je ne vis plus en moi ni

pour moi ; chaque infiant oii
Je refpîre , eft un facrifice
que
je fais à ton amour, & de jour

G iiij



8o Lettres d'une



en jour il devient plus pénible ;
fi
le tems apporte quelque fou-
lagement
à la violence du mal
qui me dévore , il redouble les
fouffranccs de mon efprit. Loin
d'éclaircir
mon fort, il femble
îe
rendre encore plus obfcur.
Tout ce qui m'environne m'efi:
inconnu, tout m'eft nouveau,
tout intérefle ma curiofité, &:
rien ne peut la fatisfaire. En
vain, inemployé mon attention
& mes efforts pour entendre,
ou pour être entendue j Pun &c
Pautre me font
également im--
pofTibles
. Fatiguée de tant de
peines inutiles, ]C crus en tarir
la fource
, en dérobant à mes
yeux l'imprefTion qu'ils rece-
voientdcs
objets: je m'obftinai
quelque tcms à les tenir fermés^



Péruvienne. 8r

efforts infructueux !
les ténè-
bres
volontaires aufquelles je
m'étois
condamnée, ne foula-
geoient
que ma modeflie tou-
jours blelTée de la vue
de ces
hommes, dont les fervices &c
les fecours font
autant de fup-
plices
; mais mon ame n'en
étoit pas moins agitée. Renfer-
mée
en moi-même, mes in-
quiétudes n'en
étoient que plus
vives, &: le défir de les expri-
mer
plus violent. L'impoffibi-
lité
de me faire entendre , ré-
pand encore jufques fui*
mes or-
ganes
un tourment non moins-
infupportable
que des douleurs
qui auroient une réalité plus
apparente. Que cette fituation
efl
cruelle !

Hélas
! je croyois déjà en-



82 Lettres d'une

tendre
quelques mots des Sau-
vages Elpagnols, j'y
trouvois
des rapports avec notre au-
gufle
langage ; je me flattois
qu'en
peu de rems je pourrois
m'expliquer
avec eux : loin de
trouver le mcme avantage
avec mes nouveaux tyrans, ils
s'expriment
avec tant de rapi-
dité
, que je ne diflingue pas
même les inflexions de leur
voix. Tout me fait juger qu'ils
ne font
pas de la même Na-
tion
; & à la différence de leur
manière, &c
de leur cara6tere
apparent, on devine fans pei-
ne
que Pachdcamac Iqui' a diftri-
bué
dans une grande difpro-
portion
les clcmens dont il a
formé les humains. L'air grave
& farouche des premiers fait



Péruvienne. 85

voir qu'ils font compofcs de
la maticre
des plus durs mé-
taux
; ceux-ci femblent s'erre
échappés des mains du Créa-
teur
au moment où il n'avoit
encore affemblé pour leur for-
mation
que Pair & le feu : les
yeux fiers , la mine fombre
& tranquille de ceux-là,
montroient afTez qu'ils croient
cruels de fang froid ; l'inhuma-
nité
de leurs actions ne l'a que
trop prouvé. Le vifage riant
de ceux-ci , la douceur de leurs
regards, un cerrain emprefTe-
ment
répandu fur leurs aftions,
& qui paroît erre de la bien-
veillance
, prévient en leur fa-
veur;
mais je remarque des
contradiélions
dans leur con-
duire
, qui fufpendent mon ju-
gement.



84 Lettres d'une


Deux de ces Sauvages ne

quittent prefque pas le chevet
de mon lit : l'un que j'ai jugé
être le Caàque * à fon air de
grandeur, me rend, je crois ,
à fa
façon beaucoup de refpecl :
lautre
me donne une partie
des fecours qu'exige ma mala-
die ;
mais fa bonté eft dure ,
fes fecours font
cruels, &c fa
familiarité impérieufe.

Des
le premier moment, où
revenue de ma foiblefle, je me
trouvai en leur puifTance, ce-
lui-ci ,
car je l'ai bien remar-
que ,
plus hardi que les autres ,
voulut prendre ma main, que
je retirai avec une confufioa



* Cacique cil une efpéce de Gouvcineur
de Province.



Péruvienne. 85

inexprimable; il parut furpris
de ma réfiftance , &c fans au-
cun
égard pour la modeftie ,
il la reprit à l'inftant : foible,
mourante, & ne prononçant
qie
des paroles qui n'étoient
point entendues, pouvois-je
l'en
empêcher ? Il la garda ,
mon cher Aza , tout autant
qu'il
voulut , & depuis ce
tems
, il faut que je la lui donne
moi-même plufieurs fois par
jour, fi je veux éviter des dé-
bats
qui tournent toujours à
mon défavanrage.


Cette
efpéce de cérémonie*
me paroît une fuperftition de
ces peuples : j'ai crû remar--



* Les Indiens n'avoient aucune connoif-
fance de la Médecine.



8(5 Lettres d'une

quer
que l'on y trouvoit des
rapports avec mon mal; mais
il faut apparemment être de
leur Nation pour en fentir les
effets; car je n'en éprouve que
très-peu
, je fouffre toujours
d'un
feu intérieur qui me con-
fume
; à peine me refle-t'il
afTez
de force pour nouer mes
^uîpos. J employé
à cette oc-
cupation
autant de tems que
ma foiblefle
peut me le per-
mettre
: ces nœuds qui frap-
pent
mes fens , femblent don-
ner
plus de réalité à mes pen-
fées
; la forte de reflemblance
que je m'imagine qu'ils ont
avec les paroles, me fait une
îllufion
qui trompe ma dou-
leur
: je crois te parler , te dire
que je t'aime , t'alTurer de mes



Péruvienne. 87

vœux , de ma tendrclTe ; cette
douce erreur eft mon bien &
ma vie. Si l'excès d'accable-
ment m'oblige d'interrompre
mion
Ouvrage , je gémis de ton
abfence; ainfi
toute entière à
ma tendrefTè
, il n'y a pas un
de mes momiCns qui ne t'ap-
partienne.


Hélas ! Quel autre
ufage
pourrois-je en faire? O, mion
cher Aza! quand tu ne ferois
pas le maître de mon ame :
quand les chaînes de l'amour
ne m'attacheroient
pas infépa-
rablement
à toi ; plongée dans
un abîme d'obfcurité , pour-
rois
-je détourner mes penfées
de la lumière de ma vie? Tu
es le Soleil de mes jours, tu
les éclaires, tu les prolonges.



88 Lettres d'une



ils font
à toi. Tu me chéris;
je confens à
vivre. Que feras-
tu pour moi? Tu m'aimeras,
je fuis récompenfée.




LETTRE



Péruvienne. oc?



  Première version


LETTRE
QUATRIÉME.


QUel que
soit l’amour de la vie, mon cher Aza, les peines le diminuent, le désespoir l’éteint. Le mépris que la nature semble faire de notre être, en l’abandonnant à la douleur, nous révolte d’abord ; ensuite l’impossibilité de nous en délivrer, nous prouve une insuffisance si humiliante, qu’elle nous conduit jusqu’au dégoût de nous-même.

Je ne vis plus en moi ni
pour moi ; chaque instant où je respire, est un sacrifice que je fais à ton amour, & de jour en jour il devient plus pénible ; si le tems apporte quelque soulagement au mal qui me consume, loin d’éclaircir mon sort, il semble le rendre encore plus obscur. Tout ce qui m’environne m’est inconnu, tout m’est nouveau, tout intéresse ma curiosité, & rien ne peut la satisfaire. En vain, j’employe mon attention & mes efforts pour entendre, ou pour être entendue ; l’un & l’autre me sont également impossibles. Fatiguée de tant de peines inutiles, je crus en tarir la source, en dérobant à mes yeux l’impression qu’ils recevoient des objets : je m’obstinai quelque tems à les fermer ; mais les ténébres volontaires auxquelles je m’étois condamnée, ne soulageoient que ma modestie. Blessée sans cesse à la vûe de ces hommes, dont les services & les secours sont autant de supplices, mon ame n’en étoit pas moins agitée ; renfermée en moi-même, mes inquiétudes n’en étoient que plus vives, & le desir de les exprimer plus violent. D’un autre côté l’impossibilité de me faire entendre, répand jusques sur mes organes un tourment non moins insupportable que des douleurs qui auroient une réalité plus apparente. Que cette situation est cruelle !

Hélas
, je croiois déja entendre quelques mots des Sauvages Espagnols, j’y trouvois des rapports avec notre auguste langage ; je me flattois qu’en peu de tems je pourrois m’expliquer avec eux ; loin de trouver le même avantage avec mes nouveaux tyrans, ils s’expriment avec tant de rapidité, que je ne distingue pas même les inflexions de leur voix. Tout me fait juger qu’ils ne sont pas de la même Nation ; & à la différence de leur maniere, & de leur caractere apparent, on devine sans peine que Pachacamac leur a distribué dans une grande disproportion les élemens dont il a formé les humains. L’air grave & farouche des premiers fait voir qu’ils sont composés de la matiere des plus durs métaux ; ceux-ci semblent s’être échappés des mains du Créateur au moment où il n’avoit encore assemblé pour leur formation que l’air & le feu : les yeux fiers, la mine sombre & tranquille de ceux-là, montroient assez qu’ils étoient cruels de sang froid ; l’inhumanité de leurs actions ne l’a que trop prouvé. Le visage riant de ceux-ci, la douceur de leurs regards, un certain empressement répandu sur leurs actions & qui paroît être de la bienveillance, prévient en leur faveur, mais je remarque des contradictions dans leur conduite, qui suspendent mon jugement.

Deux de ces Sauvages ne
quittent presque pas le chevet de mon lit ; l’un que j’ai jugé être le Cacique [18] à son air de grandeur, me rend, je crois, à sa façon beaucoup de respect : l’autre me donne une partie des secours qu’exige ma maladie, mais sa bonté est dure, ses secours sont cruels, & sa familiarité impérieuse.

Dès
le premier moment, où revenue de ma foiblesse, je me trouvai en leur puissance, celui-ci (car je l’ai bien remarqué) plus hardi que les autres, voulut prendre ma main, que je retirai avec une confusion inexprimable ; il parut surpris de ma résistance, & sans aucun égard pour la modestie, il la reprit à l’instant : foible, mourante & ne prononçant que des paroles qui n’étoient point entendues, pouvois-je l’en empêcher ? Il la garda, mon cher Aza, tout autant qu’il voulut, & depuis ce tems, il faut que je la lui donne moi-même plusieurs fois par jour, si je veux éviter des débats qui tournent toujours à mon désavantage.

Cette
espéce de cérémonie [19] me paroît une superstition de ces peuples : j’ai crû remarquer que l’on y trouvoit des rapports avec mon mal ; mais il faut apparemment être de leur Nation pour en sentir les effets ; car je n’en éprouve aucuns, je souffre toujours également d’un feu intérieur qui me consume ; à peine me reste-t-il assez de force pour nouer mes Quipos. J’employe à cette occupation autant de tems que ma foiblesse peut me le permettre : ces nœuds qui frappent mes sens, semblent donner plus de réalité à mes pensées ; la sorte de ressemblance que je m’imagine qu’ils ont avec les paroles, me fait une illusion qui trompe ma douleur : je crois te parler, te dire que je t’aime, t’assurer de mes vœux, de ma tendresse ; cette douce erreur est mon bien & ma vie. Si l’excès d’accablement m’oblige d’interrompre mon Ouvrage, je gémis de ton absence ; ainsi toute entiere à ma tendresse, il n’y a pas un de mes momens qui ne t’appartienne.

Hélas ! Quel autre
usage pourrois-je en faire ? Ô, mon cher Aza ! quand tu ne serois pas le maître de mon ame : quand les chaînes de l’amour ne m’attacheroient pas inséparablement à toi ; plongée dans un abîme d’obscurité, pourrois-je détourner mes pensées de la lumiere de ma vie ? Tu es le Soleil de mes jours, tu les éclaires, tu les prolonges, ils sont à toi. Tu me chéris, je me laisse vivre. Que feras-tu pour moi ? Tu m’aimeras, je suis récompensée.


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