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Marie-Louise Gagneur - Le Calvaire des femmes - Libération de la femme et amélioration de la condition ouvrière


Gagneur

Marie-Louise Gagneur - Le Calvaire des femmes - Libération de la femme et amélioration de la condition ouvrière

Extrait tiré de : Marie-Louise Gagneur, Le Calvaire des femmes, 1863

Extrait proposé par : LIFG3107@ENS Lyon


À propos de cet extrait :

L’œuvre militante de Marie-Louise Gagneur (1832-1902) mêle la fiction romanesque au naturalisme afin d’exprimer des idées progressistes et souvent polémiques. Après le succès de La Croisade noire : un roman contemporain (1865), œuvre foncièrement anticléricale, elle publie en 1867 Le Calvaire des femmes, roman où la dénonciation de la misère ouvrière et celle de la condition féminine - en particulier au sein du petit peuple - sont les enjeux majeurs.

Dans le deuxième chapitre du roman, les Borel et leur fils Maxime, famille lyonnaise, invitent les Daubré dans leur appartement parisien. M. Borel, fabricant de soie fortuné, et M. Daubré, riche industriel, ont tous deux bénéficié de l’essor de la classe bourgeoise au XIXe siècle et tiennent à leur confort. La sœur de M. Borel cependant, Bathilde, s’oppose au conservatisme de son frère : figure subversive du roman, elle revendique, lors de cette soirée, l’indépendance de la femme vis-à-vis de l’homme ‒ libération qu’elle considère comme préalable nécessaire à l’amélioration de la condition ouvrière. Des réactions étonnées s’ensuivent alors…

Maële Petiot


(licence ouverte 2.0, LIFG3107@ENS Lyon)
Texte de l'extrait (source) :

« Non, jamais, dit Maxime en lançant une œillade à Mme Daubré, nous n’habituerons nos Françaises à ces idées d’indépendance. Elles n’ont que faire de la liberté. Ce sont des autocrates qui veulent régner à tout prix. Ravissantes hypocrites, elles acceptent leur esclavage afin de mieux assurer leur empire.

— Je suis de votre avis, reprit Mme Daubré en minaudant : je trouve que nos bas-bleus1 sont injustes. Les hommes ne sont pas si ogres que certaines femmes, vieilles et laides, veulent bien nous les représenter. Et quand on sait les prendre…

— Pardon, madame, si je vous interromps, dit Mlle Bathilde. Quand on sait les prendre, dites-vous ? Par ces mots seuls ne reconnaissez-vous pas une dépendance ? Vous parlez pour la petite exception des femmes, jeunes et jolies, qui sont au-dessus du besoin, et qui ont le temps d’être coquettes. Moi, je parle pour le grand nombre : je parle de l’ouvrière, de celle qui n’a que ses yeux et ses doigts pour toute fortune, et qui se demande souvent, le soir, comment ses enfants mangeront le lendemain. Sans doute, madame, vous n’avez jamais pénétré dans ces bouges2 immondes où habitent la misère et le vice ; vous y auriez rencontré souvent, bien souvent, hélas ! des femmes battues par leurs maris ivrognes, privées de tout jusqu’à leur propre gain, par celui-là même qui devrait pourvoir à leur existence ; vous les auriez vues désespérées en face de leurs enfants pleurant de faim. Toutefois, sont-ce les hommes qu’il faut condamner ? Non, ce sont les causes mêmes du mal. Vous dites que c’est à l’homme de travailler pour la femme ; mais d’abord savez-vous ce que c’est que travailler du matin au soir à une besogne souvent répugnante ? Vous faites-vous une idée de la souffrance morale et physique qu’il faut endurer pour gagner son pain ? Vous qui passez votre vie dans l’insouciance, dans le plaisir, vous blâmez, n’est-ce pas, sans miséricorde, le malheureux qui, un jour sur sept, va au cabaret, se laisse entrainer et dissipe son gain de la semaine ? Assurément cet homme est égoïste, qui, par une coupable imprévoyance, laisse une famille dans la détresse ; mais représentez-vous donc cette nature vigoureuse qui réclame, elle aussi, ses heures de liberté, d’expansion, de plaisir. Sans doute l’ivrognerie et la paresse engendrent de grands malheurs ; sans doute il faut les combattre par tous les moyens ; mais ce n’est pas à nous, oisifs, qui ne savons rien des tortures du travail et de la misère, de les condamner sans pitié, ces martyrs.

— Euh ! euh ! fit M. Daubré, voilà des maximes qui mèneraient loin !

— Moi, avec mes nerfs, dit Mme Daubré, je ne puis songer à ces choses-là. Comme on ne saurait y remédier, le mieux est d’y penser le moins possible.

— Mais ma sœur y remédie, repartit M. Borel avec raillerie. L’augmentation des salaires est au bout de ses tirades. De nos capitaux engagés, de nos risques, elle ne tient aucun compte. »


1. Terme péjoratif, à caractère misogyne, désignant une intellectuelle au XIXe siècle.

2. Logements obscurs et malpropres (Dictionnaire de la langue française, Littré, Tome I, 1873)