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La Saint-Barthélemy de Philippe Duplessis-Mornay


Duplessis-Mornay

La Saint-Barthélemy de Philippe Duplessis-Mornay

Extrait tiré de : Charlotte Duplessis-Mornay, Mémoires de Madame de Mornay, 1868 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Caroline Trotot


À propos de cet extrait :

Charlotte Arbaleste raconte à son fils aîné l’histoire de son père, le grand homme politique protestant, Philippe Duplessis-Mornay, qu’elle a rencontré après la Saint-Barthélemy et épousé. Elle s’adresse à leur fils. Les Mémoires commencent par le récit de la jeunesse de Philippe, sa famille, son éducation, sa conversion à la réforme et son grand tour d’Europe (Allemagne, Italie, Bohême, Pays-Bas). De retour en France, il est chargé par l’amiral Coligny d’une mission auprès de Guillaume d’Orange, chef des protestants des Pays-Bas, soulevés contre l’occupation espagnole. Avant d’avoir pu partir, il est surpris par la Saint-Barthélemy.

Le texte ci-dessous est un extrait, en orthographe modernisée par Caroline Trotot, de l’édition critique d’Henriette de Witt, publiée en 1868-1869 (Société de l’Histoire de France, Paris).


(licence Creative Commons BY-NC-SA, Caroline Trotot)
Texte de l'extrait (source) :

Le massacre, 24e d’août, jour [de la] Saint-Barthélemy, rompit et ce dessein et plusieurs autres. Il y avait trois semaines, ou environ, qu’il était de retour en France quand il fut fait, et lui ai souvent ouï dire qu’il se défiait toujours d’une mauvaise issue ; même, le jour des noces du Roi de Navarre1, il ne sortit guère, si peu il prenait de plaisir. Quelques avertissements aussi s’en adressèrent à lui qu’il déclara mais sans fruit. Le vendredi précédent [la] Saint-Barthélemy, il était prêt à s’en aller à Buhy2 avec mademoiselle sa mère (qui était venue à Paris), et avait pris congé de feu monsieur l’Amiral3 pour trois jours. [Il] advint qu’étant chez monsieur de Foix auquel il allait dire adieu, un sien serviteur allemand, nommé Eberard Blanclz, lui vint dire que monsieur l’Amiral venait d’être blessé. Il y court, le rencontre et l’accompagne en son logis, et de cette heure se redoubla en lui le soupçon du mal prochain, nonobstant lequel se résolut de laisser la botte et attendre l’issue, telle que Dieu ordonnait, quelques commandements et prières que lui fît mademoiselle de Buhy, sa mère ; bien que lui-même fût cause, en lui disant le danger qu’il prévoyait devoir advenir, de la faire partir promptement de Paris le samedi, veille de ce mauvais jour, sur les quatre heures du soir, dont elle alla coucher à Pontoise, à mi-chemin de sa maison. Il lui semblait ne pouvoir honnêtement s’exempter du péril, pendant que ces Princes4, monsieur l’Amiral et tant de Seigneurs de qualité y étaient.

Le samedi au soir, monsieur du Plessis revint fort tard de chez monsieur l’Amiral, et fut averti que les armes se remuaient chez quelques bourgeois. Il était logé en la rue Saint-Jacques, au Compas d’Or, et s’était fait marquer le samedi, lendemain de la blessure de monsieur l’Amiral, un logis en la rue de Béthisy5, proche du dit sieur Amiral, pour y pouvoir aller plus commodément à toutes heures. Dieu voulut que ce logis ne pût être prêt jusques au lundi. Le dimanche matin, à cinq heures, le susdit Allemand qu’il avait envoyé vers le logis de feu monsieur l’Amiral, revenant tout étonné6, l’avertit du fracas qui se faisait. Il se lève promptement et s’habille pour y aller, mais diverses rencontres le retinrent au logis. Son hôte s’appelait Poret, qui vit encore, catholique romain, mais homme de conscience. Là on le vint chercher, et à peine eut-il loisir de brûler ses papiers. Il se jeta entre deux toits, et n’en sortit qu’il ne sentît partir les rechercheurs. Le reste du jour se passa en quelque patience, et pendant celui-ci, il envoya chez monsieur de Foix, de l’amitié duquel il s’assurait, pour être aidé de lui à sortir du danger. Mais il s’était déjà retiré au Louvre, ne se sentant pas lui-même assez assuré chez lui.

Le lundi matin, la furie recommençant, son hôte le vint prier de se retirer, disant qu’il ne le pourrait sauver et cependant qu’il serait cause de sa ruine, qu’il n’eût pas plaint si elle l’eût pu garantir ; déjà les meurtriers étaient chez le plus proche voisin, nommé Odet Petit, libraire, qu’ils tuèrent et jetèrent mort par les fenêtres. Il prend donc un habillement noir fort simple et son épée, et sort tandis qu’ils étaient occupés au sac de la maison voisine, et de là passe jusques à la rue Saint-Martin, et entre en une petite ruelle dite de Trousse vache, chez un huissier nommé Girard qui faisait les affaires de leur maison. Le chemin était long et ne passa sans plusieurs mauvaises rencontres. Il trouva l’huissier à sa porte qui fit bonne contenance et assez à propos, car le capitaine du guet passait à cet instant, et lui promit le dit huissier de le mettre le lendemain dehors. Il se met à écrire comme ses autres clercs ; le mal fut que ses gens, que toutefois il n’avait avertis du lieu de sa retraite, s’en doutèrent et l’y vinrent trouver l’un après l’autre, et furent remarqués entrer là-dedans, qui fut cause que le capitaine du quartier manda7 la nuit l’huissier et lui commanda de mettre en ses mains celui qu’il avait chez lui. L’huissier s’en étonna et, de grand matin, le vient prier d’en sortir, dont il se résolut, quelque danger qu’il vît, qui fut le mardi matin, laissant là le sieur Raminy qui avait été son précepteur, lequel fit doute de sortir avec lui pour n’être en danger l’un pour l’autre.

Comme il descendait tout seul, (car l’huissier ne voulait plus ouïr parler de le tirer en sa compagnie hors de la ville,) un sien clerc se vint offrir à lui fort volontairement, disant avoir moyen de le faire sortir par la porte Saint-Martin, parce qu’il y était connu pour y avoir été de garde ordinaire autrefois ; il en fut bien aise, et, comme il fut à bas, s’aperçut qu’il n’avait que des pantoufles, et le pria prendre des souliers, ne lui semblant propre pour faire un voyage ; mais il n’en fit cas, et aussi ne l’en voulut-il importuner. Le malheur voulut que la porte Saint-Martin n’ouvrait point ce matin-là, dont [ils] furent contraints d’aller à la porte Saint-Denis, où le dit clerc n’avait point de connaissance ; et après divers interrogatoires on les laissa aller, ayant répondu en somme qu’il était de Rouen, clerc d’un procureur, et qu’il s’en allait voir ses parents pendant les vacations. Mais quelqu’un, s’étant avisé des pantoufles du clerc, jugea que ce n’était pas pour aller loin, et que c’était un catholique romain qui donnait voie à un huguenot.

Ainsi [ils] lachèrent quatre harquebusiers après eux qui les arrêtèrent près de la Villette entre Paris et Saint-Denis. Soudain accoururent charretiers, carreyeurs8 et plâtriers du faubourg et des plâtrières et carrières prochaines, en grande furie. Dieu le sauva de leurs coups et de ce premier abord ; mais comme il pense les adoucir de paroles, ils le traînent vers la rivière. Le clerc commença à s’étonner, et jurait de fois à autre que monsieur du Plessis n’était point huguenot9 (en ces même mots) ; quelquefois l’appelait monsieur de Buhy, ne se souvenant plus qu’il s’était dit clerc d’un procureur, comme ils avaient arrêté ensemble, et leur maison était prou10 connue aux environs de Paris. Dieu leur boucha les oreilles et n’y prirent point garde ; il connut assez particulièrement qu’ils ne le connaissaient point et leur dit qu’il s’assurait qu’ils seraient tous trop marris de tuer un homme pour un autre, qu’il leur donnerait bonne connaissance dans Paris, qu’ils le menassent en quelque maison du faubourg, l’y laissant telle garde qu’ils voudraient, et cependant envoyassent aucun d’eux aux lieux qu’il nommerait. Enfin quelques-uns moins forcenés furent de cet avis. Ils le menèrent en un cabaret du dit faubourg où il fit porter à déjeuner. Les plus gracieuses paroles, c’étaient menaces de le noyer.

Il fut sur le point de se jeter par une fenêtre ; mais, tout considéré, se résolut de sortir de leur main par assurance, et leur offrit connaissance chez messieurs de Rambouillet, même chez monsieur le cardinal leur frère, pour les éblouir et sachant bien que gens de cette qualité n’avaient pas accès à si honnêtes gens, comme de fait ils n’acceptèrent point ses offres. Cependant, ils l’examinèrent diversement ; le chariot de Rouen passant, le firent arrêter pour savoir s’il serait connu de quelques-uns de ceux qui y étaient, d’autant qu’il leur avait dit qu’il était de Rouen, et n’ayant été connu d’eux, le concluaient menteur, et continuaient à le vouloir noyer. Par ce aussi qu’il se disait clerc, (comme les idiots appellent les doctes en leur [langue] vulgaire), firent apporter un Bréviaire11 pour voir s’il entendait latin, et voyant qu’oui, disaient que c’étaient assez pour infecter toute la ville de Rouen et qu’il s’en fallait défaire. Pour éviter toutes ces importunités, il leur dit qu’il ne répondrait plus à chose qu’ils demandassent, que s’il n’eût rien su, ils eussent mal pensé de lui, et maintenant, le trouvant savoir quelque chose, qu’ils en faisaient pis, qu’il voyait bien qu’ils n’étaient gens de raison, et qu’ils fissent ce que bon leur semblerait.

Mais durant ce temps, ils avaient envoyé deux des leurs vers l’huissier susmentionné auquel monsieur du Plessis leur avait donné adresse pour trouver témoignage, et lui avait écrit en ces mots : « Monsieur, je suis retenu par ceux de la porte et du faubourg Saint-Denis qui ne veulent croire que je sois Philippe Mornay, votre clerc, auquel vous ayez donné congé d’aller voir ses parents à Rouen pendant ces vacations ; je vous prie de le leur certifier afin qu’ils me laissent passer mon chemin, etc. » Ils le trouvèrent qui allait au Palais, homme d’assez bonne apparence et bien vêtu. Il les rabroua un peu, puis attesta sur le dos de la lettre qu’il n’était rebelle, ni séditieux, (il n’osa dire Huguenot,) ce qu’il signa de sa main. Mais un petit garçon de la maison faillit à gâter tout, leur disant qu’il n’y était que du lundi. Au milieu de tant de difficultés, nous devons connaître comme la divine bonté et providence de Dieu veille sur nous et pour nous contre tout espoir humain ; le billet leur étant rapporté, il fut trouvé par ces barbares fort authentique, et soudain lui changèrent de visage et de propos, et le reconduisirent jusques au lieu où ils l’avaient pris.

Ainsi il se sépara d’eux sur les neuf heures du matin, et prit son chemin par Saint-Denis, à L’isle-Adam, et de là à Chantilly, à pied, où il trouva monsieur de Montmorency12 mais irrésolu et froid au possible, et non sans sujet. Il l’avait retenu un jour, espérant que le Roi n’avouerait le meurtre de monsieur l’Amiral et résolu en ce cas d’en poursuivre la vengeance. Mais sur la nouvelle qu’il eut du contraire, il se résolut de ployer du tout sous la volonté du Roi. Pourtant, il prend son chemin droit à Buhy, leur maison paternelle, sur un petit cheval que mon dit Seigneur de Montmorency lui prêta, et alla coucher à Yvry le Temple où il arriva fort harassé et trempé. C’était le jeudi après le jour [de la] Saint-Barthélemy, que le temps vers le soir fut fort étrange, (et durant lequel plusieurs s’échappèrent de Paris). L’heure du souper, certains qui étaient logés au même logis entrent en sa chambre, et disaient en blasphémant qu’il y avait un huguenot près d’eux qui devait avoir belle peur, et l’entendaient de lui par soupçon ; mais ne leur tenant aucun propos, ou le détournant ailleurs, comme s’il n’y eut pris garde, cela se passa légèrement et se retirèrent de sa chambre. Le lendemain partit pour Buhy, et en chemin échappa à la rencontre du Borgne de Montafié et de sa troupe qui avait couru tout le Vexin Français et même emmené prisonniers quelques gentilshommes voisins. Et ce par la rencontre que Dieu lui envoya d’une vieille demoiselle nommée Dessaux, qui avait servi mademoiselle de Buhy, sa mère, qu’un paysan de Buhy conduisait, lequel il reconnut et le paysan, [le reconnut] lui. Il lui dit qu’il se donnât garde, et que non loin de là (c’était près de Montjavou, à une lieue de Buhy), ils avaient été arrestés par cette troupe. À Buhy, il trouva toute la famille dissipée et mademoiselle sa mère dehors, retirée en la maison du Saint du Lu, gentilhomme son voisin, de petits moyens, dont il eut nouvelles à Buchet, petit hameau proche de Buhy, par un nommé Saturny, vieux serviteur de la maison. Il la fut voir, se consolèrent ensemble, et lui déclara son intention de sortir du Royaume, et après l’avoir conduite chez monsieur de Villerceaux, où elle se retira. Peu de jours après, le Baron de Montenay, leur allié, gendre du dit monsieur de Villerceaux, lui fit offre de lui faire avoir un passeport de monsieur de Guise, pour aller où il voudrait. Il le refusa, lui répondant qu’il ne voulait devoir sa vie à [des] personnes pour lesquelles il ferait trop de conscience pour s’employer, que Dieu lui ouvrirait les passages pour sortir de France, puisqu’il les lui avait ouverts pour sortir du massacre.


1. Le 18 août 1572, Henri de Navarre épouse Marguerite de Valois, fille de Catherine de Médicis et de Henri II.

2. Village du Vexin d’où il est originaire et où se trouve la demeure familiale des Mornay.

3. L’amiral Coligny, l’un des principaux chefs protestants, dont la tentative d’assassinat est le premier acte de la Saint-Barthélemy.

4. Henri de Navarre et le Prince de Condé.

5. L’Amiral Coligny logeait rue de Béthisy près du Louvre.

6. Stupéfait.

7. Fit venir

8. Ouvrier qui extrait les pierres des carrières.

9. Terme par lequel on désigne les protestants français à partir des années 1560.

10. Très

11. Livre qui contient les prières de la messe.

12. Le maréchal de Montmorency, fils du connétable Anne de Montmorency.