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Marguerite de Navarre - L’Heptaméron - Incipit de la 32e nouvelle


Navarre

Marguerite de Navarre - L’Heptaméron - Incipit de la 32e nouvelle

Extrait tiré de : Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, 1558 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Juliette Azoulai


À propos de cet extrait :

Une crue des eaux retient à Cauterets un groupe de dix dames et gentilshommes, qui décident, pour se divertir, de raconter chacun une histoire par jour. À raison de dix récits par jour, pendant sept jours, le recueil inachevé de Marguerite de Navarre comprend 70 nouvelles – d’où le titre Heptaméron qui, en 1559, fut choisi par l’éditeur, sur le modèle du Décaméron de Boccace. Ici, Dame Oisille prend la parole pour relater le récit d’un châtiment effroyable infligé par un mari à sa femme. Voici l’incipit de la nouvelle 32, qui s’annonce très sombre.


(licence Creative Commons BY-SA, Juliette Azoulai)
Texte de l'extrait (source) :

Le roy Charles, huictiesme de ce nom, envoya en Allemagne un gentil-homme nommé Bernage, seigneur de Cyvré près Amboise, lequel, pour faire bonne diligence et advancer son chemin, n’espargnoit jour ne nuict, en sorte qu’un soir bien tard, arriva au un chasteau d’un gentil-homme, où il demanda logis, ce qu’à grand peine peut avoir. Toutesfois, quand le gentil-homme entendit qu’il estoit serviteur d’un tel Roy, s’en alla au devant de luy, et le pria de ne se mal contenter de la rudesse de ses gens : car à cause de quelques parens de sa femme qui luy vouloient mal, il estoit contrainct tenir sa maison ainsi fermée. Au soir, ledict Bernage luy dist l’occasion de sa legation, en quoy le gentil-homme s’offroit de faire tout service à luy possible au roy son maistre. Et le mena dedans sa maison, où il le logea et festoya honorablement. Et estant heure de soupper, le gentil-homme le mena en une salle tendue de belle tapisserie : et ainsi que la viande fut apportée sur la table, veit sortir de derriere la tapisserie une femme, la plus belle qu’il estoit possible de regarder ; mais elle avoit la teste toute tonduë, le demeurant du corps habillé de noir à l’Allemande. Après que le gentil-homme eut lavé avec ledict Bernage, l’on apporta l’eau à ceste dame, qui lava et s’en alla seoir au bout de la table, sans parler à nul, ny nul à elle. Le seigneur de Bernage la regarda bien fort, et luy sembla l’une des plus belles dames qu’il eust jamais veuë, sinon qu’elle avoit le visage bien pale, et la contenance fort triste. Après qu’elle eut un peu mangé, demanda à boire, ce que luy apporta un serviteur de leans1 dedans un esmerveillable vaisseau, car c’estoit la teste d’un mort, de laquelle les pertuis2 estoient bouchez d’argent : et ainsi beut deux ou trois fois la damoiselle. Après qu’elle eut souppé et lavé les mains, feit une reverence au seigneur de la maison et s’en retourna derriere la tapisserie, sans parler à personne. Bernage fut tant esbahy, de veoir chose si estrange, qu’il en devint tout triste et pensif.

Le gentil-homme, qui s’en apperceut, luy dist : « Je voy bien que vous vous estonnez de ce qu’avez veu en ceste table : mais, veu l’honnesteté que j’ay trouvée en vous, je ne vous veux celer que c’est, à fin que vous ne pensiez qu’il y ait en moy telle cruauté, sans grande occasion. […] ».


1. « Là-dedans, en ce lieu, là », d’après le Dictionnaire du Moyen Français.
2. « Trou, ouverture », d’après le Dictionnaire du Moyen Français.