Extrait tiré de : Catherine Bernard, Brutus, 1691 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Extraits de textes diffusés dans les médias
Cette scène de la tragédie Brutus a été adaptée à l’écran pour l’émission Replay d’Arte, jouée par Sabrina Ouazani et Sandor Funtek.
Retrouvez cette pièce en intégralité, éditée par Derval Conroy, dans le troisième volume de Théâtre de femmes de l’Ancien Régime, aux Presses universitaires de Saint-Étienne.
AQUILIE.
Mon père m’a permis de rompre le silence,
Et vos soupirs sur moi n’ont que trop de puissance.
Je cède mais avant que je laisse à regret
Échapper pour vous seul cet important secret,
Je veux par des serments, que votre foi s’engage.
Jamais sans mon aveu vous ne ferez d’usage
Du secret que l’Amour va mettre entre vos mains
Et vous l’ignorerez avec tous les humains.
TITUS.
Oui, j’en jure des Dieux le nom inviolable,
Tout ce qui parmi nous est le plus redoutable,
Tout ce que nous laissa Numa de plus sacré,
Tout ce qui des Mortels fut jamais adoré.
Mais pourquoi ces serments me sont-ils nécessaires ?
Ha ! croyez-en plutôt mille soupirs sincères.
AQUILIE.
Hé bien, je vais parler ; c’est vous qui le voulez.
On cherche à rétablir les Tarquins exilés.
On conspire et mon père est chef de l’entreprise.
TITUS.
Ai-je bien entendu ? Ciel ! quelle est ma surprise !
Quelle suite d’horreurs ! que de maux je prévois !
Quel obstacle se met entre Aquilie et moi !
AQUILIE.
Hélas ! si vous m’aimiez, vous auriez dû m’entendre.
Le projet étonnant, que je vous viens d’apprendre,
Loin de rompre des nœuds si doux, si pleins d’attraits,
Si vous le secondez, nous unit à jamais.
En livrant à Tarquin la porte Quirinale,
Vous vous affranchissez d’épouser ma rivale,
Tarquin maître en ces lieux, vous devra son retour,
Et mon père à ce prix m’accorde à votre amour.
D’abord un tel projet m’avait paru terrible.
Mais l’amour à mes yeux l’a fait voir moins horrible.
Je tremble maintenant, je frissonne d’effroi,
Qu’il ne soit vu de vous, autrement que de moi.
Est-ce un crime après tout de remettre à sa place
Un roi, dont les malheurs ont mérité la grâce ?
Si ce parti, Seigneur, eut blessé l’équité,
Jusqu’au dernier soupir je l’aurais rejeté !
TITUS.
Non, non, Madame, non ; disposez de ma vie,
Ordonnez qu’à l’instant je vous la sacrifie ;
En vous obéissant mon sort sera trop doux ;
Mais malgré tout l’amour dont je brûle pour vous ,
Je n’achèterai point un objet que j’adore,
Par une trahison que tout mon cœur abhorre.
Faut-il que mon bonheur me soit offert en vain ?
Faut-il que votre amant refuse votre main ?
Et pourquoi parliez-vous ? Ô Jour que je déteste !
Pourquoi l’ai-je arraché, ce secret si funeste ?
AQUILIE.
Laissez-moi ce regret, il n’appartient qu’à moi.
Hélas ! je prévoyais le coup que je reçois.
J’en voulais épargner la honte à ma tendresse.
Tant que de mon secret j’étais encor maîtresse,
Pourquoi de vos refus ne me pas garantir ?
Ils étaient moins cruels à prévoir, qu’à sentir.
Non, je n’ai point douté de votre ingratitude,
Et je n’en puis souffrir la triste certitude.
TITUS.
Madame, ces refus n’ont point dû vous blesser.
Ce n’est qu’au seul Tarquin qu’ils peuvent s’adresser.
Voulez-vous que l’amour dans le crime m’engage ?
Si j’ai quelques vertus, elles sont votre ouvrage.
Quel honteux changement ! Et quel prodige enfin
Que le fils de Brutus qui servirait Tarquin !
AQUILIE.
Seigneur, Tibérinus votre sang, votre frère,
Votre rival enfin, conspire avec mon père.
TITUS.
Tibérinus conspire ! Et sur quel vain espoir
Voulait-on m’engager dans un crime si noir ?
Sans doute à son amour votre main est acquise,
À ce prix seulement, il est de l’entreprise.
AQUILIE.
L’amour n’est point entré dans son engagement,
Il servait les Tarquins avant que d’être amant ;
Mais le lien étroit qui l’attache à mon père
Fait que sur mon hymen, il n’est rien qu’il n’espère,
Mon père cependant de vos vertus charmé,
Prêt à trahir l’espoir dont il est animé,
Sans lui promettre rien le laisse encor prétendre,
Et veut dès aujourd’hui, vous recevoir pour gendre.
En vous cachant à tous comme à Tibérinus,
En l’occupant ailleurs...
TITUS.
Non, je n’écoute plus.
Je ne veux point savoir si je pourrais encore
Ravir à mon rival un objet que j’adore ;
En vain vous m’en offrez les moyens dangereux ;
Je veux voir l’espérance interdite à mes vœux,
Et quoique par ce coup ma mort soit infaillible,
Je veux voir désormais mon bonheur impossible.
Peut-être qu’à la fin vos funestes appâts
Engageraient mon cœur dans de honteux combats.
Je vous fuis pour jamais.
AQUILIE.
Ha Ciel ! Qu’allez-vous faire ?
Allez-vous à la fois me perdre avec mon père ?
Malgré tous vos serments, et malgré votre amour,
Chargé de mon secret, l’allez-vous mettre au jour ?
Qui l’eût cru qu’Aquilie à ce point fût à plaindre ?
Et même que Titus eût pu la faire craindre?
TITUS.
Que vous répondre, hélas ! dans le trouble où je suis ?
Sais-je ce que je fais ? Madame, je vous fuis.
AQUILIE.
Arrêtez ou donnez la mort à votre Amante.
Qui peut vous retenir ? et qui vous épouvante ?
Quoi vous délibérez et et vous m’allez trahir ?
Ô père infortuné que tu me dois haïr !
Pourquoi t’ai-je assuré dans mon erreur fatale,
Que l’ardeur de Titus à ma tendresse égale
Ne me laissait plus craindre un triste événement ?
TITUS.
Il ne connaît que trop, et vous, et votre amant.
Vous m’avez fait risquer un serment téméraire ;
Criminel à parler, criminel à me taire,
De crimes aujourd’hui je n’ai plus que le choix ;
Mais quoi ! je ne l’ai point, l’amour me fait des lois.
Titus ne peut parler, dissipez vos alarmes.
Mais après le forfait que lui coûtent vos charmes,
Si par quelque moyen qu’il n’ose souhaiter,
La conjuration peut d’ailleurs éclater,
Il sera plus ardent à venger sa Patrie,
Que si par son silence il ne l’eût point trahie,
Et contre les Tarquins justement animé ,
Il se justifiera d’avoir trop bien aimé.
AQUILIE.
Et cependant, Seigneur, quel destin dois-je attendre ?
D’être à Tibérinus, qui pourra me défendre ?
TITUS.
Hé bien, que vous importe ? il va se faire aimer,
Vous sacrifiant Rome, il saura vous charmer.
Car enfin, ce n’est plus l’amour qui vous inspire,
À servir les Tarquins tout votre cœur aspire.
AQUILIE.
Poursuivez, poursuivez, achevez de m’aigrir.
J’aime cette injustice ; elle peut me guérir.
Joignez à vos refus le mépris et l’injure ;
De mon ressentiment je n’étais pas bien sûre,
Mon cœur porté toujours à vous justifier,
Malgré ce peu d’amour n’eût pu vous oublier.
Vous servez ma raison en outrageant ma flamme,
Dites que je feignis de vous donner mon âme,
Dites que je voulus mendier votre cœur
Pour pouvoir des Tarquins réparer le malheur.
Et que me fait à moi leur retour, leur absence ?
De vous seul occupée avec trop de constance,
L’amour m’avait ôté tout autre sentiment ;
Quel soin me touche encor en ce triste moment ?
J’ai craint de voir nos cœurs séparés l’un de l’autre,
Quoi donc ! mon intérêt, ingrat, n’est pas le vôtre ?
TITUS.
Madame, pardonnez mon crime à mes douleurs.
Trop faible contre vous, je m’arme de fureurs,
Je veux tenir suspects vos pleurs, votre cœur même,
Enfin tout ce qui fait qu’un malheureux vous aime.
Mon esprit contre vous tâche de s’irriter ;
Mais de cet art cruel je ne puis profiter.
Vous voyez le péril où vous mettez ma gloire ;
Madame, par pitié cédez-moi la victoire,
Vos charmes sont trop forts, mon cœur est trop soumis,
N’exigez rien de moi que ce qui m’est permis.
AQUILIE.
Je ne sais point user d’un pouvoir tyrannique,
À votre seul bonheur une amante s’applique,
Seigneur, de votre amour je n’exige plus rien,
Et je prétends ainsi vous marquer tout le mien.
Suivez vos sentiments, je vais dire à mon père
Qu’au retour des Tarquins vous trouvant trop contraire,
Je n’ai pu hasarder avec vous son secret,
Et pour Tibérinus je prévois à regret...
TITUS.
Ha ! pour l’unique prix de l’amour le plus tendre,
D’être à Tibérinus, tâchez à vous défendre ;
Épargnez-moi, Madame, un si cruel ennui ;
Je ne puis être à vous, ni vous souffrir à lui.
AQUILIE.
Vous pouvez de ce soin vous fier à ma haine ;
Mais sous ce triste joug si mon devoir m’entraîne,
J’espère que les Dieux que touchera mon sort,
Bientôt à mes douleurs accorderont la mort.