Extrait tiré de : Andrée Chedid, Cavernes et Soleils, 1979
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Surgissant des trottoirs
la pluie des gratte-ciel
incise l'averse
et s'élance vers des fragments d'espace
Les trombes d'eau
se rabattent sur la ville
heurtent ces
Goliaths de pierre
qui surplombent le marécage humain
Au sol
Seul l'éclat safran des taxis
perce la confusion des hommes et de la brume
Parcours linéaire
Signalisations casquées
Rues sans nom
Exaltation du chiffre
La foule
fantôme aux épaules rognées
se délaie dans l'aqueuse grisaille
Entre les parois jaunes du véhicule
le cuir s'écaille
les sièges s'éventrent
les mégots s'entassent
Derrière la vitre pare-balles
qui rompt l'échange
la nuque du conducteur
barre l'horizon
Je parle
je questionne
Les sons patinent sur le verre
Je crie des mots
pour exister
pour franchir la glace
pour raccorder les mondes…
La nuque reste d'acier
J'appelle
J'appelle plus fort
L'homme
enfin
se retourne
Et m'offre
sa face
comme une bouée !
Tandis que la ville
se trouble sous les rafales d'eau
Que ses images chancellent sous l'ondée
Tandis que la machine vorace
engloutit entre ses quatre roues
la forte langue d'asphalte…
Des mots d'ici - d'ailleurs
s'abordent se rejoignent
apprivoisant la cité :
Cette Métropole
Gerbe ou taupinière de béton
Inflexible géographie du siècle
que l'œil rejette
dont l'œil s'éprend
Cette Capitale
Aux carrefours de l'exploit et des terreurs
des fièvres et du prodige
auxquels on résiste
auxquels on consent
Vitre rabaissée entre nous
Les paroles vont et viennent
Qu'importent
averses menace pierres ou plomb !
Secouru par les mots
le souffle s'apaise
le regard s'amarre
Etranger résonne
comme un prénom !