Extrait tiré de : Judith Gautier, La marchande de sourires, 1888
Extrait proposé par : LIFG3107@ENS Lyon
Judith Gautier (1845-1917) est une femme de lettres dont les œuvres témoignent d’une passion certaine pour l’Asie. C’est grâce à un lettré chinois, accueilli par son père - Théophile Gautier - que Judith apprend la langue chinoise et s’initie à la civilisation de l’Empire du Milieu. À vingt-deux ans, elle publie Le Livre de Jade, une collection d’anciens poèmes chinois, choisis et traduits par ses soins. En 1869 et 1875, elle publie deux romans : Le Dragon Impérial et L’Usurpateur. Puis elle publie un certain nombre de pièces de théâtre, dont La Marchande de sourires en 1888, sous-titrée « pièce japonaise ». Judith Gautier s’inscrit donc avec ces œuvres dans le mouvement du japonisme.
Cette pièce est un drame de vengeance et de passion : une courtisane, avide de richesse, tente d’assassiner son amant, dont le fils est recueilli et élevé par un prince. Ce fils grandit et décide de venger ses parents. Dans notre extrait, Ivashita, le fils de Yamato trompé par la courtisane Cœur-de-Rubis, retrouve son vrai père après des années et apprend le nom de la femme qui a détruit sa vie. Mais nous sommes au cœur d’un dilemme tragique : cette femme est la mère de sa fiancée.
Juliette Cagnac
IVASHITA : Non, non. Entre moi et la félicité parfaite, il n’y a plus maintenant que la vengeance. Ah ! qu’elle vienne vite !… Si vous saviez quelle joie m’attend à mon retour là-bas… (Hésitant, puis avec effusion.) Comment ne pas ouvrir son cœur devant un père pour lui montrer tout de suite ce qu’il contient de plus précieux ? Écoutez. Depuis peu de temps, je suis fiancé à la plus ravissante des jeunes filles ; quand vous la verrez, vous direz comme moi que Fleur-de-Roseau1 n’a pas sa pareille. Vous voulez bien qu’elle soit ma femme, n’est-ce pas ?
YAMATO : Tu me rendras dans tes enfants le charmes de tes jeunes perdues pour moi !
IVASHITA : C’est que, croyez-vous, je l’aime comme un fou, et je marche à travers la vie comme un homme ivre. Aussitôt notre arrivée chez mon père adoptif, on célèbrera nos noces, et le ciel comble tous mes vœux ! Vous êtes là pour bénir mon bonheur ; mais hâtons-nous de nous venger, ma colère contre nos meurtriers s’augmente encore du temps qui retarde les jours heureux.
YAMATO : Ah ! pardonnons ! pardonnons !
TIKA2 (solennelle) : Seigneur Yamato, votre fils a raison ; vous oubliez la pauvre morte, qui, elle, n’a commis aucune faute, et pourtant est privée de la joie qui nous est donnée aujourd’hui. Oui, mon enfant, le devoir qu’il vous reste à remplir est sacré. Votre mère en mourant, vous a chargé de la venger. La volonté des morts est souveraine. Cherchez les misérables, poursuivez-les ! Pas de pitié, ils n’en ont eu aucune !
IVASHITA : Leurs noms ? Tu sais leurs noms, nourrice ?
TIKA : Oui, et je vais vous les dire : celui du meurtrier de votre père3, que nous ignorions, j’ai fini par le découvrir. Il se nommait le bâtard de Simabara.
IVASHITA : Simabara !
TIKA : La courtisane qui a conduit le bras de l’assassin se nommait Cœur-de-Rubis.
IVASHITA, poussant un cri : Cœur-de-Rubis ! Ah !
TIKA : Qu’avez-vous ?
IVASHITA, comme écrasé : Cœur-de-Rubis. (Il chancelle.)
YAMATO : Mon fils !… Ah ! Tika, comme il est pâle !
TIKA : Seigneur ! mon enfant ! d’où vient ce désespoir ?
IVASHITA, revenant à lui : Ah ! ma vie est brisée. C’est horrible, mon père ; mais rassurez-vous, je connais les lois de l’honneur. Je saurai m’arracher le cœur, pour le jeter sous vos pieds, puisque c’est cela qu’il faut.
YAMATO : Hélas ! Qu’a-t-il donc ?
IVASHITA : Si vous saviez !
YAMATO : Parle, mon fils, parle, je t’en conjure.
IVASHITA : Oui, oui, je parlerai. Mais je vous jure encore que vous serez vengé ! – Je jure que tu seras vengée, ma mère ! – Vos ennemis, hélas ! Je les connais : l’homme, le meurtrier, ce Simabara, échappe au châtiment ; il est mort depuis plusieurs années. Mais la grande criminelle existe encore.
TIKA : Ah tant mieux ! Elle payera pour tous !
IVASHITA : Oui, Tika, elle sera punie, punie par le vengeur que ma mère a désigné. Mais voyez l’atroce cruauté du destin : je vous parlais à l’instant de ma fiancée, de cette adorable enfant, qui était pour moi toute la vie. Eh bien…
YAMATO : Eh bien ?
IVASHITA : Sa mère, c’est Cœur-de-Rubis !
(Rideau. Fin de l’acte IV.)
1. Fiancée de Ivashita et fille de Cœur-de-Rubis.
2. Tika est la nourrice de Ivashita qui l’a confié au prince après la disparition de ses parents. Elle vient de retrouver son maître Yamato dans la scène 4 de l’acte IV.
3. Yamato, le père de Ivashita, a été jeté dans une rivière. On le croyait mort. Mais Tika l’a retrouvé vivant dans la scène précédente.