Extrait tiré de : Anne Dacier, L’Odyssée d’Homère, traduite en français avec des remarques par Madame Dacier, 1716
Extrait proposé par : Eliane Itti
Anne Le Fèvre Dacier (1645-1720) est l’érudite pour laquelle il fallut forger un féminin au nom traducteur. Elle eut la chance d’avoir pour père un homme insensible aux préjugés antiféministes de son temps, Tanneguy Le Fèvre, professeur de grec à l’Académie protestante de Saumur et auteur d’éditions critiques latines et grecques. Au lieu d’apprendre à sa fille à filer la laine il lui ouvrit l’esprit par la lecture des écrivains de l’Antiquité. Elle devint ainsi l’une des rares Françaises à maîtriser la langue grecque et la science réputée « épineuse » de la philologie, un fief masculin jusque-là.
À partir de 1681 elle s’engage dans la voie de la traduction pour donner à lire, dans notre langue, les chefs-d’œuvre antiques : les Poésies d’Anacréon et de Sapho (« J’ai voulu donner aux dames le plaisir de lire le plus poli et le plus galant poète grec que nous ayons »), des comédies d’Aristophane et de Plaute, Les Six Comédies de Térence. Mais elle caresse depuis longtemps le rêve de procurer une traduction complète en prose de l’Iliade et de l’Odyssée, avec des remarques, pour sensibiliser le public à la beauté de la poésie d’Homère, jugé grossier, voire barbare. Elle s’attelle à la tâche pendant une vingtaine d’années et en 1716, L’odyssée d’Homère, traduite en françois, avec des remarques, par Madame Dacier est publiée en trois volumes chez Rigaud.
Après avoir quitté l’île où la nymphe Calypso le retenait depuis sept ans, Ulysse est pris dans une violente tempête suscitée par Neptune pour venger son fils, le Cyclope Polyphème, aveuglé par Ulysse. Il réussit à s’accrocher à un rocher, puis il est jeté par la houle sur un rivage inconnu où il s’endort, épuisé. Un bruit de voix le réveille : ce sont les servantes de la princesse Nausicaa, fille du roi des Phéaciens.
Ulysse s’éveilla à ce bruit, et se mettant en son séant, il dit en lui-même : « En quel pays suis-je venu ? Ceux qui l’habitent sont-ce des hommes sauvages, cruels ou injustes, ou des hommes touchés des dieux, et qui respectent l’hospitalité ? Des voix de jeunes filles viennent de frapper mes oreilles ; sont-ce des nymphes des montagnes, des fleuves ou des étangs ? Ou seraient-ce des hommes que j’aurais entendus ? Il faut que je le voie et que je m’éclaircisse. »
En même temps il se glisse dans le plus épais du buisson, et rompant des branches pour couvrir sa nudité sous les feuilles, il sort de son fort comme un lion, qui se confiant en sa force*, après avoir souffert les vents et la pluie, court les montagnes ; le feu sort de ses yeux, et il cherche à se jeter sur un troupeau de bœufs ou de moutons, ou à déchirer quelque cerf ; la faim qui le presse est si forte qu’il ne balance point à s’enfermer même dans la bergerie pour se rassasier ; tel Ulysse sort pour aborder ces jeunes nymphes*, quoique nu ; car il est forcé par la nécessité.
Dès qu’il se montre défiguré comme il est par l’écume de la mer, il leur paraît si épouvantable qu’elles prennent toutes la fuite pour aller se cacher, l’une d’un côté, l’autre d’un autre, derrière des rochers dont le rivage est bordé. La seule fille d’Alcinoüs attend sans s’étonner, car la déesse Minerve bannit de son âme la frayeur*, et lui inspira la fermeté et le courage. Elle demeure donc sans s’ébranler, et Ulysse délibéra en son cœur s’il irait embrasser les genoux1 de cette belle nymphe, ou s’il se contenterait de lui adresser la parole de loin, et de la prier dans les termes les plus touchants de lui donner des habits et de lui enseigner la ville la plus prochaine.
Après avoir combattu quelque temps, il crut qu’il était mieux de lui adresser ses prières sans l’approcher, de peur que s’il allait embrasser ses genoux, la nymphe, prenant cela pour un manque de respect, n’en fût offensée. Choisissant donc les paroles les plus insinuantes2 et les plus capables de la fléchir, il dit : « Grande princesse, vous voyez à vos genoux un suppliant ; vous êtes une déesse, ou une mortelle. Si vous êtes une des déesses qui habitent l’Olympe, je ne doute pas que vous ne soyez Diane, fille du grand Jupiter, vous avez sa beauté, sa majesté, ses charmes ; et si vous êtes une des mortelles qui habitent sur la terre, heureux votre père et votre mère, heureux vos frères ! Quelle source continuelle de plaisirs pour eux de voir tous les jours* une jeune personne si admirable* faire l’ornement des fêtes ! Mais mille fois plus heureux encore celui qui après vous avoir comblée de présents, préféré à tous les autres*, aura l’avantage de vous mener dans son palais. Car je n’ai jamais vu un objet si surprenant, j’en suis frappé d’étonnement et d’admiration. Je crois voir encore cette belle tige de palmier que je vis à Délos3 près de l’autel d’Apollon*, et qui s’était élevée tout d’un coup du fond de la terre. Car dans un malheureux voyage, qui a été pour moi une source de douleurs, je passai autrefois dans cette île suivi d’une nombreuse armée que je commandais. En voyant cette belle tige, je fus d’abord interdit et étonné, car jamais la terre n’enfanta un arbre si admirable. L’étonnement et l’admiration que me cause votre vue ne sont pas moins grands. La crainte seule m’a empêché de vous approcher pour embrasser vos genoux ; vous voyez un homme accablé de douleur et de tristesse ; hier j’échappai des dangers de la mer, après avoir été vingt jours entiers la jouet des flots et des tempêtes, en revenant de l’île d’Ogygie4 ; un dieu m’a jeté sur ce rivage, peut-être pour me livrer à de nouveaux malheurs, car je n’ose pas me flatter que les dieux soient las de me persécuter ; ils me donneront encore des marques de leur haine. Mais, grande princesse, ayez pitié de moi. Après tant de travaux vous êtes la première dont j’implore l’assistance ; je n’ai rencontré personne avant vous dans ces lieux. Enseignez-moi le chemin de la ville, et donnez-moi quelque haillon pour me couvrir, s’il vous reste quelque enveloppe de vos paquets. Ainsi les dieux vous accordent tout ce que vous pouvez désirer ; qu’ils vous donnent un mari digne de vous et une maison florissante, et qu’ils y répandent une union que rien ne puisse jamais troubler. Car le plus grand présent que les dieux puissent faire à un mari et à une femme, c’est l’union*. C’est elle qui fait le désespoir de leurs ennemis, la joie de ceux qui les aiment, et qui est pour eux un trésor de gloire et de réputation. »
N.B. L’astérisque signale un appel de remarque. Madame Dacier regroupe ses remarques à la fin de chaque chant. Nous avons abrégé celles qui multiplient les références érudites.
Remarques
Il sort de son fort comme un lion, qui se confiant en sa force] On veut qu’Homère tire cette comparaison, non de la disposition où était Ulysse ou de l’action qu’il faisait en se montrant, mais de l’impression qu’il fit sur ces jeunes personnes, qui en le voyant, furent épouvantées comme si elles avaient vu un lion. Mais je ne suis pas tout à fait de cet avis, et je crois qu’Homère peut aussi avoir égard à la disposition où Ulysse se trouvait ; il entend de loin le bruit de plusieurs personnes, il ne sait s’il n’y a pas des hommes avec ces femmes dont la voix l’a frappé, ou si ce sont des gens féroces ou des gens pieux ; il est nu et sans armes ; en cet état il a besoin de s’armer de résolution. Ainsi de ce côté-là il peut fort bien être comparé à un lion que la nécessité presse de s’exposer à tout pour se rassasier, et la comparaison est fort naturelle et fort juste. Cependant pour la rendre ridicule, voici comme l’auteur du Parallèle [Parallèles des Anciens et des Modernes de Charles Perrault] a jugé à propos de la rendre : « Ulysse s’en vint tout nu à elles, comme un lion de montagne, qui se fiant sur ses forces, s’approche des bœufs et des cerfs sauvages ». Avec un si heureux talent de rendre platement et grossièrement les choses, qu’est-ce qu’on ne pourra pas flétrir !
Tel Ulysse sort pour aborder ces jeunes nymphes] Le peintre Polygnotus avait peint ce sujet dans une des chambres de la citadelle d’Athènes […].
La seule fille d’Alcinoüs attend sans s’étonner, car la déesse Minerve bannit de son âme la frayeur] Comme une certaine timidité sied bien aux femmes, qui ne doivent point être trop hardies, et qu’il pourrait y avoir quelque chose contre la bienséance dans cette audace de Nausicaa, qui ne s’enfuit pas avec ses femmes en voyant approcher un homme nu, Homère a soin d’avertir que la déesse Minerve bannit de son cœur la crainte. C’est pour dire que ce fut par une réflexion pleine de sagesse qu’elle demeura.
Choisissant donc les paroles les plus insinuantes5 et les plus capables de la fléchir, il dit] Je ne crois pas qu’il y ait nulle part un discours de suppliant plus rempli d’insinuation, de douceur et de force que ce discours d’Ulysse.
Vous avez sa beauté, sa majesté, ses charmes] Il parle, soit qu’il eût vu Diane elle-même chassant dans les forêts, comme la fable le suppose, soit qu’il n’en eût vu que des portraits et des statues.
Quelle source continuelle de plaisirs pour eux de voir tous les jours une jeune personne si admirable] Dans le texte il y a un désordre d’expression qui marque bien le trouble qu’une si belle princesse a jeté dans l’âme d’Ulysse. Après avoir dit σφίσι θυμὸς ἰαίνεται, il dit λευσσόντων, au lieu de λευσούσι, que demandait la construction. Mais, comme dit Eustathe [prélat grec du XIIe s., commentateur d’Homère], un homme dans la passion n’est pas toujours maître de construire ses phrases. Et ce qui marque son trouble marque aussi son intérêt.
De voir tous les jours une jeune personne si admirable] L’expression grecque est remarquable. Il ya mot à mot : « de voir une telle plante d’olivier ». Cette idée était familière aux Orientaux. […]
Qui après vous avoir comblée de présents, préféré [sic] à tous ses rivaux] Le grec dit cela en deux mots ἐέδνοισι βρίσας. et Eustathe l’a fort bien expliqué […].
Je crois voir encore cette belle tige de palmier que je vis à Délos près de l’autel d’Apollon] Ulysse a déjà comparé la princesse à une plante, τοίονδε θάλος. Cette expression lui rappelle l’idée de ce beau palmier qui était à Délos. Car la fable dit qu’à Délos, dans le lieu où Latone devait accoucher d’Apollon, la terre produisit tout à coup un grand palmier contre lequel Latone s’appuya. (Mme Dacier ajoute ici des références à Callimaque, à Cicéron et à Pline).
Car le plus grand présent que les dieux puissent faire à un mari et à une femme, c’est l’union C’est une vérité qui n’est pas difficile à croire, quelque rare que soit cette union] Parmi les trois choses qui sont agréables à l’Esprit saint, l’auteur de l’Ecclésiastique met Vir et mulier bene sibi consentientes. Et amicus et sodalis in tempore convenienetes, et super utrosque mulier cim viro. 40. 23. Eccles. 25. 2 […]. C’est dans cette vue que Salomon a dit […] Melius est habitare in terra deserta quam cum muliere rixosa et irracunda, Proverb. 21. 19. Il y a encore plusieurs passages semblables, et ce qui me fâche, c’est que les femmes sont toujours mises comme la source de la mauvaise humeur et par conséquent de la désunion et de malheur des familles. Les hommes n’y pourraient-ils pas avoir aussi leur part ?
[1] C’est le geste traditionnel du suppliant chez les Grecs.
[2] Cet adjectif signifie « persuasives », sans nuance péjorative.
[3] Ile des Cyclades, lieu de naissance d’Apollon.
[4] L’île de Calypso.
[5] Cet adjectif signifie « persuasives », sans nuance péjorative ici.