Extrait tiré de : Marie de France, Fables, 1180 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Baptiste Laïd
On sait fort peu de choses sur la première fabuliste en langue française, sinon ce qu’elle nous dit elle-même dans l’épilogue de son recueil : Marie ai nun, si sui de France (« Je m’appelle Marie, et je viens de France »).
L’essentiel de ce qu’il est possible d’ajouter à ces maigres renseignements se déduit de son contexte d’écriture : elle travailla dans le dernier quart du XIIe siècle, entre 1170 et 1200, à la culmination de cette période de « Renaissance » des lettres au cours de laquelle se forme un premier public de lecteurs en langue française avide de traductions. Comme elle écrit dans un dialecte anglo-normand et dit elle-même venir « de France » (et donc n’y être pas), elle vécut probablement en Angleterre ou en Normandie, en tout cas dans le champ d’influence de la cour d’Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine.
Les Fables furent de loin son œuvre la plus populaire : on a conservé plus de vingt-cinq manuscrits répandus dans toute l’Europe (contre un seul des Lais). Le recueil dut son succès à son extraordinaire variété. Outre qu’il propose pour la première fois en français le trésor des fables ésopiques classiques, parvenues jusqu’à elle par l’intermédiaire de Phèdre puis d’un remaniement en prose du Ve siècle (le Romulus), il contient également des fables comiques à personnages humains, bien différentes des premières et qui ressemblent beaucoup au fabliau qui doit bientôt éclore comme genre à part entière ; des fables issues des mêmes sources que le Roman de Renart ; des fables variées qui proviennent de l’Antiquité par divers biais, parmi lesquelles se sont glissées au moins deux fables d’origine arabe ; des fables philosophiques à personnages humains. Le recueil est clos par un bouquet final où sont représentées toutes les sous-catégories : fables antiques, fables animalières médiévales nouvelles, avec de nouveaux personnages comme le chat, fables comiques mais aussi philosophiques.
Marie écrit dans l’octosyllabe à couplet rimé qui est le style courant de l’écriture poétique de son temps. Ses fables sont souvent plus courtes que ses modèles et on a pu parler, à son sujet, d’une « esthétique de la brièveté » qui vise à créer le plus d’effets avec le moins de mots possible. Le trait le plus frappant de sa réécriture du matériau ésopique se manifeste cependant dans son adaptation à un public féodal. Si les fables conservent leur fonction didactique, c’est désormais dans le cadre d’un miroir des princes dans lequel les rapports de force des fables antiques, qui traitaient souvent du faible et du fort, sont désormais traduits par les rôles de vassal et de seigneur. Elles servent dès lors à édifier les jeunes nobles et à les préparer au monde impitoyable des cours, offrant des leçons le plus souvent empreintes de pragmatisme politique. C’est le cas de la fable présentée ici, Le Roi des colombes (fable 19).
Texte
Colums demanderent seignur.
A rei choisirent un ostur,
pur ceo que meins mal lur fesist
e vers autres les guarantist.
Mes, quant il ot la seignurie
e tuz furent en sa baillie
n’i ot un sul ki l’aprismast
qu’il ne ocesist e devorast.
Pur ceo parla un des colums,
si apela ses cumpainuns.
« Grant folie », fet il, « fesimes
quant l’ostur a rei choisi[si]mes,
que nus ocist de jur en jur.
Meuz nus fust [il] que senz seignur
fuissums tut tens que aver cestui.
Einz nus guardïum [nus] bien de lui,
ne dutïum fors sun aguait ;
puis que l’umes a nus atrait,
a il tut fet apertement
ceo qu’il fist einz celeiement. »
Cest essample dit as plusurs,
que choisissent les maus seignurs.
De grant folie s’entremet,
ki en subjectïun se met,
a crüel hume u a felun :
il n’en avera si hunte nun.
Traduction par Baptiste Laïd
Les colombes se cherchaient un seigneur.
Comme roi, elles choisirent un autour,
afin qu’il leur causât moins de maux
et qu’il les protégeât des autres.
Mais, quand il fut devenu leur seigneur
et qu’il eut obtenu tout pouvoir sur elles,
il se mit à tuer et dévorer
toutes celles qui s’approchaient de lui.
Voilà pourquoi une des colombes prit la parole
et dit ainsi à ses compagnes :
« Quelle grave erreur, dit-elle, nous avons commise
quand nous avons choisi l’autour comme roi,
lui qui nous tue jour après jour.
Mieux aurait valu rester pour toujours
sans seigneur plutôt que d’avoir celui-ci.
Auparavant, nous nous méfiions soigneusement de lui
et n’avions à redouter que ses pièges ;
depuis que nous l’avons fait venir parmi nous,
c’est au grand jour qu’il a commis
les actes qu’il faisait auparavant en cachette. »
Cette fable s’adresse à la plupart,
qui choisissent des seigneurs mauvais.
Il commet une grave erreur
celui qui se place sous la coupe
d’un homme cruel ou sans parole :
il n’en retirera rien sinon du déshonneur.