Extrait tiré de : Sylvie Kandé, La quête infinie de l’autre rive, 2011
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Française d'origine sénégalaise, Sylvie Kandé est enseignante dans une université américaine. La quête infinie de l'autre rive est une épopée en trois chants qui évoque ceux qui se lancent en pirogue sur l'océan. Alors que les deux premiers chants réinventent les expéditions lancées par l'empereur malien Aboubakar II au XIVe siècle vers l'Amérique, le dernier parle de ceux qui partent dans l'espoir d'atteindre l'Europe.
Où est de la première aube en mer
le douloureux enchantement :
départ à l'arrache (il avait fallu courser le jusant)
qui prend tranquillement allure de voyage
surprise des yeux qui se font au sel et au vent
aigreur des aisselles où peu à peu
tarissent la peur et ses ruisseaux
esprit (libre non mais) désempêtré du quotidien…
Oh on entendait bien çà et là un sanglot
(mais de peser le renoncement
une larme jamais ne sera la mesure)
L'eau avait ses motifs et ils étaient clairs :
nous savons je sais nous avons
maintenant notre raison-d'être-sur-terre
et elle tient à cette embarcation
Puis cet aigle-pêcheur qui oscillait là-haut
comme la promesse tremblée du retour
Alassane alors ou bien était-ce Maguett…
en équilibre sur un bidon
chantait d'une voix de tête
qui couvrait celle du moteur
Mais ce matin il fait bien froid
à regarder le rien
le rien du tout
le rien de rien
qui vague autour de soi
Au septième jour on ne célèbre plus
et surtout pas la naissance du jour
– d'ailleurs c'est où je vous demande qu'on ferait prière…
Si j'arrive à bon port
sûr que je rembourserai
Trop tard trop tôt pour qu'on regrette
Dix jours comme ça on nous avait promis
dix jours seulement
Et qu'est-ce qu'une semaine
hein dans la vie d'un perdant…
Prix d'ami – ta vie elle vaut pourtant pas chipette :
tu manges et tu dégoises mais ne rapportes mie
Des ambition tu en as mais de répondant :
ici personne n'achète tes quat'sous de rêves
Là-bas est mieux : tu jettes une graine
et en deux temps trois mouvements
je te jure elle germe et lève
Et puis ramer pour ramer
mieux vaut avoir une visée (…)
Un menteur montrait l'océan de sa main fine
en disant la flaque où j'ai mouillé mon pas
Plein aux as tu reviendras
avec des valises mais énormes
et un monceau de cantines
des Ray-Ban pour planquer tes intentions
et à la lèvre le mégot du mépris
On parlera de toi en ville
à te voir construire et doter
épouser baptiser et encore bâtir
Sans compter que de jour comme de nuit
jamais il ne désemplira ton domicile
de requêtes de louanges et d'invitations
On dressait justement une barque dans un endroit convenu
et comme de bien entendu il ne restait qu'une place
La chance prends-la aux cheveux : elle n'a pas ton temps
Alors j'ai pris la mer à la légère
sans un bonnet un croûton un beignet une thune
sans tambour ni trompette sans crier gare
– juste chargé à fond ce cellulaire
et empoché une canette avec dedans
un safara macéré pour l'occasion
par un calé en prophylaxies et protections
un vrai dompteur des revers de fortune
ni pour le cuir ni pour les verres fumés
mais pour le geste qui donnait à chacun de nous
(nous autres ni chair ni poisson
tripaille laissée pour compte
dans le sable gluant du millénaire)
la stature singulière d'une personne