Extrait tiré de : Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles marquise de Lambert, La Femme hermite, 1808 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Nadège Landon
Si Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de Lambert (1647-1733), est aujourd’hui plus connue pour son célèbre salon qui se tenait le mardi et le mercredi à l’hôtel de Nevers, elle était également reconnue comme femme de lettres de son vivant. Elle s’est investie dans les questions de société de son époque à partir de son expérience de femme, de mondaine et d’intellectuelle. Elle a rédigé des écrits moraux tels que les Avis d’une mère à son fils et à sa fille, les Réflexions sur les femmes, le Traité de l’amitié dans lesquels elle interroge et donne son opinion sur l’éducation, la place des femmes, l’amitié notamment.
La Femme hermite est la seule fiction qu’elle a composée. Retrouvée dans ses papiers à sa mort, l’œuvre a été publiée pour la première fois en 1647 dans les Œuvres de Madame de Lambert, à Lausanne, chez Marc-Michel Bousquet. Cette « nouvelle nouvelle », d’après le sous-titre de l’œuvre, raconte la vie de la femme ermite avant qu’elle n’ait quitté le monde. Par le récit de ses malheurs en société, elle dévoile les difficultés pour une femme d’être heureuse dans le monde. L’extrait présenté se situe dans les premières pages de la nouvelle : de jeunes femmes mondaines viennent à la rencontre de l’ermite et la poussent à expliquer son choix de vie en ermite.
Les dames curieuses se mirent en route et, suivant ce petit sentier, elles arrivèrent devant la porte de l’ermitage. Elles virent une femme grande et bien faite, qui entrait brusquement dans cette demeure champêtre et qui ferma la porte après elle. « Puisqu’il y entre des femmes, dirent-elles, nous sommes aussi en droit d’y entrer ». Elles frappèrent à la porte, mais personne ne répondit. Elles firent un grand bruit et, faisant entendre qu’elles voulaient absolument entrer, la même personne qu’elles avaient vue vint au-devant d’elles et leur dit que le lieu qu’elle habitait n’était pas digne de la curiosité des personnes comme elles. Les Dames répondirent qu’elles souhaitaient voir l’Ermite qui habitait ces lieux. Elle crut qu’il n’était plus temps de faire résistance ; elle ouvrit la porte et leur dit qu’elles n’y trouveraient qu’elle. Elles entrèrent brusquement ; et, ayant en peu de temps parcouru toute cette petite habitation, qui était simple, propre et modeste, elles furent très étonnées de n’y trouver personne que celle qui leur parlait.
« Notre curiosité augmente, lui dit Bellamirte, et comment est-il possible que vous soyez ici seule ? Quel parti pour une femme ! et qui peut vous l’avoir fait prendre ? Plus je vous examine et plus mon étonnement augmente. Vous me paraissez peu faite, par votre âge et par votre figure, pour habiter une demeure aussi sauvage. Vous êtes propre à être l’ornement des villes ». Avec un air abattu et une contenance douce et modeste, elle leur parut une grande beauté.
« Je ne puis répondre à un discours si flatteur, leur dit-elle ; j’ai perdu l’habitude de la parole ; et depuis quatre ans que je suis dans cette solitude, je n’ai vu ni parlé à personne.
– Mais qui vous fournit les besoins de la vie, lui demanda-t-on ?
– Une fille qui s’était attachée à moi voulut me suivre dans ces lieux, répliqua-t-elle ; mais ayant une famille, elle ne put la quitter. Elle s’est retirée dans la ville la plus voisine ; et deux fois la semaine, elle m’apporte plus qu’il ne m’en faut pour le soutien d’une vie que je voudrais et devrais avoir perdue. »
Elle accompagna ce discours d’un torrent de larmes. Sa figure et ses malheurs intéressèrent bientôt les dames pour elle.
« L’on ne peut, en vous voyant, lui dirent-elles, vous refuser de la pitié ; et nous sommes si sensibles à vos malheurs que cela nous rend dignes de les entendre. De quelque cause qu’ils viennent, nous vous plaindrons toujours. Si vous êtes malheureuse par la faute d’autrui, nous partagerons avec vous votre haine : si c’est par la vôtre, ce sera la faute du destin et vous ne serez jamais coupable à nos yeux.
– Vos bontés, mesdames, et votre indulgence, ne me raccommoderont pas avec moi-même, dit-elle. J’ai quitté le monde pour me fuir ; et je me suis toujours présente : j’ai cru que quand je n’aurais plus de témoins de mes faiblesses, je pourrais les oublier et me les pardonner ; mais impitoyable à moi-même, je me condamne et me punis toujours. Le silence des bois me les rend plus présentes et plus sensibles : désoccupée de tout, c’est l’occupation de tout mon loisir. »