Extrait tiré de : Valentine Goby, Kinderzimmer, 2014
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Suzanne Langlois, résistante, est envoyé au camp de Ravensbrück en Allemagne, après son arrestation. Nommée Mila au camp, car « Suzanne c’était une autre vie », elle tente de survivre, jour après jour, avec d’autres femmes, de toutes origines. Le roman Kinderzimmer a obtenu le Prix PACA des lycéens et des apprentis en 2015.
Dehors, la première neige semble définitive. Les toits, la terre, les arbres nus se figent dans le blanc. Pas d’oiseau, silence hormis la chute feutrée d’un paquet de neige tombé d’une branche. Des corneilles se posent noir sur blanc, découpées au ciseau ; se perchent sur les villas SS, se lovent dans les fumées des feux. Toi, tu ne sens plus tes doigts. Tu ne sens plus tes pieds. Il y en a qui ont les orteils noirs, brûlés par le froid. Le coin de tes yeux gèle si tu travailles dehors, si tu poses longtemps. Quand tu fermes tes paupières sans larmes tu n’oses plus les rouvrir, de peur que la cornée se déchire. Des stalactites tombent des toits en fins poignards.
L’Appell1 est ta hantise. Tu es en robe et veste par moins quinze, moins vingt, tu ne sais pas, et peut-être la température va-t-elle tomber encore. Il fait nuit noire au lever, tu te tiens droite, tu fais la stèle dans la lumière des projecteurs orange qui resteront allumés jusqu’au jour, ça te rappelle ton arrivée, ton ignorance. Rien n’a changé. Tu crois savoir des choses, mais tout ce que tu apprends pose de nouvelles questions, renouvelle ton champ d’ignorance. Alors, l’hiver, ce sera quoi ? Le sol glacé glace tes pantines, minute après minute glace ta jambe, monte jusqu’à ton dos, glace tes lombaires, remonte ta colonne, ton cou est pris. Tu as glissé du papier journal sous ta robe, ça t’a coûté du pain2 et tu grelottes encore. Si l’Aufseherin3 presse sa main sur ta poitrine, si le papier journal craque sous la pression, s’il dépasse, s’il tombe au sol, tu te maudiras de ne pas t’être donnée au froid : c’est le Bunker4 direct. Dès que l’Allemande est passée, tes voisines et toi, à trois ou quatre vous vous groupez en « moutons », selon les lois de la transmission de chaleur qui vous sont instinctives. Vous formez une boule compacte, vous soufflez sur vos doigts gourds. Ça ne dure pas, l’Aufseherin revient sur ses pas, vous n’avez pas le droit de vous grouper, de souffler sur vos doigts, vous êtes des stèles, votre pose est calculée. Provisoirement disloquées, vous retrouvez des stratégies individuelles, chacune pour soi. Petits sauts verticaux. Petite course invisible sur place. Vous recommencerez plus tard.
- Moi je n’arrête pas de remuer les orteils, pour que le sang circule.
- Des fois je mords mes joues, ma langue, ça me tient éveillée.
- Moi je frotte le dos de Virginie, puis c’est son tour. Sinon j’ai des fourmis jusque dans les oreilles.
- Il y a une patinoire de l’autre côté du mur.
- C’est le lac ! Des enfants qui patinent dessus, sûrement des gosses de Fürstenberg5, tu les vois en allant au pillage.
- J’adorais patiner. Ma mère m’avait offert une paire de patins blancs à lames noires, et à Noël on faisait des pirouettes sur le lac d’Annecy !
- Et laisse-moi deviner, Adèle, ta mère est devenue une patineuse professionnelle ? Et tu as eu une médaille aux Jeux olympiques ? Tu as déjà enfilé des patins, Pinocchio ?6
- Qui a vu le lac gelé ?
- Moi, dit Marie-Paule, les gosses traversaient le lac d’une seule traite en fendant la glace, ça faisait un bruit de papier déchiré.
- Moi je vais plus à l’Appell. Je me planque et puis tant pis.
- En tout cas on sent plus la merde ni la pourriture avec ce froid, c’est déjà ça.
- Le crématoire fonctionne presque tout le temps, vous avez vu ? Le froid te tue.
- L’hiver, c’est un truc de nazi.
Notes :