Extrait tiré de : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Marguerite Yourcenar fut la première femme à entrer à l’Académie Française. Mémoires d’Hadrien est un roman historique où l’empereur Hadrien (mort en 138 ap. J-C.) écrit à son petit-fils adoptif et futur successeur, Marc Aurèle. Il y évoque sa vie et ses réflexions à l’approche de sa mort.
Il est possible que le véritable Hadrien ait écrit ses mémoires, bien qu’il n’en reste pas de fragments. Il est également l’auteur de poèmes, dont sa propre épitaphe qui commence par « Anima vagula blandula », le titre de la partie où se trouve l’extrait que nous étudions.
Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L’existence des héros, celle qu’on nous raconte, est simple : elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination ; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes. Comme il arrive souvent, c’est ce que je n’ai pas été, peut-être, qui la définit avec plus de justesse : bon soldat, mais point grand homme de guerre, amateur d’art, mais point cet artiste que Néron crut être à sa mort, capable de crimes, mais point chargé de crimes. Il m’arrive de penser que les grands hommes se caractérisent justement par leur position extrême, où leur héroïsme est de se tenir tout la vie. Ils sont nos pôles, ou nos antipodes. J’ai occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser. Et cependant, je ne puis pas non plus, comme un laboureur ou un portefaix vertueux, me vanter d’une existence située au centre.
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J’y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d’instinct et de culture. Çà et là, affleurent les granits de l’inévitable ; partout, les éboulements du hasard. Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d’événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s’additionnent pas ; je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d’une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances ; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l’eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu’elles le fassent, puisqu’elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou dans la mienne propre ; puisque c’est peut-être l’impossibilité de continuer à s’exprimer et à se modifier par l’action qui constitue la différence entre l’état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable.