Extrait tiré de : Assia Djebar, Vaste est la prison, 1995
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Assia Djebar est la première autrice originaire du Maghreb à être entrée à l’Académie Française.
Vaste est la prison est un roman qui multiplie les trames narratives et utilise une temporalité non linéaire. Dans cet extrait, la narratrice croise un homme qu’elle a secrètement aimé autrefois.
Avec l’Aimé – enfin, « l’autrefois aimé » -, une autre rencontre eut lieu. Sur une scène vaste : comme si notre face-à-face avait été l’objet de préparations secrètes ordonnancés par un magicien.
C’était le plein été, me semble-t-il, après le départ massif des vacanciers. Je revois l’esplanade de la nouvelle gare Montparnasse, au début d’un après-midi assez chaud. Peu de badauds ; de rares touristes : un ou deux groupes de jeunes assis sur des bancs ou par terre.
Moi, débouchant dans cet espace. Je ne me pressais pas. […]
Au fond, sortant de la gare, une silhouette de voyageur, un sac à la main ou sur l’épaule. Je me dirigeais moi-même en diagonale vers cette ombre isolée qui se détachait au soleil.
Lumière presque aveuglante de cet après-midi. Pas de bruit : ni celui de quelque bus derrière moi, ni de la foule si dispersée.
Je m’avançais donc, ce jour d’été, d’un pas tranquille et le coeur, je me souviens, empli de paix, ou, comme il m’arrive souvent, submergé doucement de la simple joie d’exister. À mi-chemin de ce trajet, je le reconnus : lui, l’Aimé avec passion, « l’Aimé », pensai-je, et non « l’autrefois aimé ». Alors que celui qui m’aimait, vers qui je rentrais chaque soir allégrement, m’attendait ailleurs dans cette ville.
Je le reconnus donc ; et lui, d’un pas qui changea d’allure, vint rapidement à ma rencontre. Aucune surprise manifestée, ni de sa part, ni de la mienne.
Je lui serrai la main ; une hésitation pour l’embrasser amicalement. Il garda ma main un moment. Nous nous sommes contemplés.
Moi, habitée d’une tendresse nouvelle. Je l’examinai calmement : son visage avait grossi ; ses joues étaient hâlées. Il avait forçi : ses épaules semblaient plus larges.
« Est-ce que deux ans vraiment se sont écoulés ? me dis-je. En tous cas, il est devenu un bel homme ! »
Il me raconta qu’il arrivait le jour même d’un pays lointain :
- Un an, disait-il, de coopération en Nouvelle-Zélande !
Comme j’étais distraite, je me demande, maintenant, mais je n’en suis pas sûre, s’il ne parla pas plutôt de l’Australie !
Je souriais, le coeur revigoré : « En somme – je me repris à dialoguer intérieurement comme auparavant, le tutoyant dans mon silence -, tu es allé jusqu’au bout de la terre, et le jour de ton retour, à la sortie de cette gare parisienne, je me présente là pour saluer ton retour ! »
Je ne m’étonnai pas. Je crus au miracle d’un ordonnateur invisible, pour nous deux, une ultime fois, convoqué.
Je contemplai l’autrefois aimé, cette fois, sans nulle réticence. Mais je sentis soudain – à moins que je le comprisse en le quittant -, mon coeur s’emplissait d’un attendrissement véritablement maternel : il était devenu un homme vigoureux et séduisant ! Je le sentais heureux, prêt, en cet instant à prendre le temps de me raconter sa vie australienne… […]
Ainsi, mon amour silencieux, auparavant si difficilement maîtrisé, changeait de nature ; il subsistait en moi, toujours secret, dépouillé de sa fragilité qui m’avait si longtemps troublée : le jeune homme se dressait rayonnant face à moi dans sa nouvelle beauté.
Il me demanda mon téléphone. Je le lui inscrivis. J’ajoutai quelques mots aimables.
- Nous nous reverrons ! dis-je simplement.
Il s’agissait d’un adieu. Je le sus aussitôt en m’éloignant.