Extrait tiré de : Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, 1982 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : C. Guerrieri
Dans Pour un oui ou pour un non, Sarraute cherche à exprimer ce qui, « parvenu à la surface du langage, finit par s’y engluer » (préface d’Arnaud Rykner, dans l’édition Folio de 1999). Dans cette pièce, un homme vient en voir un autre : il a l’impression que son ami s’éloigne de lui et cherche à savoir pourquoi.
H.1 : Eh bien, je te demande au nom de tout ce que tu prétends que j’ai été pour toi... [...] je t’adjure solennellement, tu ne peux plus reculer... Qu’est-ce qu’il y a eu ? Dis-le… tu me dois ça...
H.2, piteusement : Je te dis : ce n’est rien qu’on puisse dire... rien dont il soit permis de parler...
H.1 : Allons, vas-y...
H.2 : Eh bien, c’est juste des mots...
H.1 : Des mots ? Entre nous ? Ne me dis pas qu’on a eu des mots... ce n’est pas possible... et je m’en serais souvenu...
H.2 : Non, pas des mots comme ça... d’autres mots... pas ceux dont on dit qu’on les a « eus »... Des mots qu’on n’a pas « eus », justement... On ne sait pas comment ils vous viennent...
H.1 : Lesquels ? Quels mots ? Tu me fais languir… tu me taquines…
H.2 : Mais non, je ne te taquine pas… Mais si je te les dis…
H.1 : Alors ? Qu’est-ce qui se passera ? Tu me dis que ce n’est rien…
H.2 : Mais justement, ce n’est rien… Et c’est à cause de ce rien…
H.1 : Ah on y arrive… C’est à cause de ce rien que tu t’es éloigné ? Que tu as voulu rompre avec moi ?
H.2, soupire : Oui… C’est à cause de ça… Tu ne comprendras jamais… Personne, du reste, ne pourra comprendre…
H.1 : Essaie toujours… Je ne suis pas si obtus… (…)
H.2 : Eh bien… Tu m’as dit il y a quelque temps… tu m’as dit… quand je me suis vanté de je ne sais plus quoi… de je ne sais plus quel succès… oui… dérisoire… quand je t’en ai parlé… tu m’as dit : « C’est bien… ça... »
H.1 : Répète-le, je t’en prie… j’ai dû mal entendre.
H.2, prenant courage : Tu m’as dit : « C’est bien… ça... » Juste avec ce suspens… Cet accent…
H.1 : Ce n’est pas vrai. Ça ne peut pas être ça… Ce n’est pas possible…
H.2 : Tu vois, je te l’avais bien dit… à quoi bon ?
H.1 : Non mais vraiment, ce n’est pas une plaisanterie ? Tu parles sérieusement ?
H.2 : Oui. Très. Très sérieusement.
H.1 : Écoute, dis-moi si je rêve… si je me trompe… Tu m’aurais fait part d’une réussite… quelle réussite d’ailleurs…
H.2 : Oh, peu importe… une réussite quelconque…
H.1 : Et alors je t’aurais dit : « C’est bien, ça ? »
H.2, soupire : Pas tout à fait ainsi… il y avait entre « C’est bien » et « ça » un intervalle plus grand : « C’est biiien… ça... » Un accent mis sur « bien »… un étirement : « biiien... » et un suspens avant que « ça » arrive… ce n’est pas sans importance.