Extrait tiré de : Annie Ernaux, Les Années, 2008 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Françoise Cahen
C’était un printemps pareil aux autres, avec un mois d’avril à giboulées et Pâques qui tombait tard. On avait suivi les Jeux olympiques d’hiver avec Jean-Claude Killy, lu Élise ou la vraie vie, changé fièrement la R8 contre une berline Fiat, commencé d’étudier Candide avec les premières G, ne prêtant qu’une attention vague aux troubles dans les universités parisiennes relatés à la radio. Comme d’habitude ils seraient réprimés par le pouvoir. Mais la Sorbonne fermait, les épreuves écrites du Capes n’avaient pas lieu, il y avait des affrontements avec la police. Un soir, on a entendu des voix haletantes sur Europe n°1, il y avait des barricades au Quartier latin comme à Alger dix ans plus tôt, des cocktails Molotov et des blessés. Maintenant on avait conscience qu’il se passait quelque chose et on n’avait plus envie de reprendre le lendemain la vie normale. on se croisait, indécis, on s’assemblait. On cessait de travailler sans raison précise ni revendication, par contagion, parce qu’il est impossible de faire quelque chose quand surgit l’inattendu, sauf attendre. Ce qui arriverait demain, on ne le savait pas et on ne cherchait pas à le savoir. C’était un autre temps.
Nous qui n’avions jamais pris réellement notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous, balançant des pavés sur les CRS. Ils renvoyaient au pouvoir, à notre place, ses années de censure et de répression, le matage violent des manifestations contre la guerre en Algérie, les ratonnades, La Religieuse interdite et les DS noires des officiels. Ils nous vengeaient de toute la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. C’est en soi-même, dans les désirs brimés, les abattements de la soumission, que résidait l’adhésion aux soirs flambants de Paris. On regrettait de ne pas avoir connu tout cela plus tôt mais on se trouvait chanceux que ça nous arrive en début de carrière.
Brusquement, le 1936 des récits familiaux devenait réel.
On voyait et on entendait ce qu’on n’avait jamais vu ni entendu depuis qu’on était né, ni cru possible. Des lieux dont l’usage obéissait à des règles admises depuis toujours, où n’étaient autorisées à pénétrer que des populations déterminées, universités, usines, théâtres, s’ouvraient à n’importe qui et l’on y faisait tout, sauf ce pour quoi ils avaient été prévus, discuter, manger, dormir, s’aimer. Il n’y avait plus d’espaces institutionnels et sacrés. les profs et les élèves, les jeunes et les vieux, les cadres et les ouvriers se parlaient, les hiérarchies et les distances se dissolvaient miraculeusement dans la parole. Et l’on en avait fini avec les précautions oratoires, le langage courtois et châtié, le ton posé et les circonlocutions, cette distance avec laquelle – on s’en rendait compte – les puissants et leurs serviteurs – il suffisait de regarder Michel Droit – imposaient leur domination. Des voix vibrantes disaient les choses brutalement, se coupaient sans excuse. Les visages exprimaient la colère, le mépris, la jouissance. La liberté des attitudes, l’énergie des corps crevaient l’écran. Si c’était la révolution, elle était là, éclatante, dans l’expansion et le relâchement des corps, assis n’importe où. Quand De Gaulle réapparu – où était-il? on l’espérait parti définitivement – a parlé de « chienlit » d’une bouche tordue de dégoût, sans savoir le sens on a perçu tout le dédain aristocratique que lui inspirait la révolte, réduite à un mot qui charriait l’excrément et la copulation, le grouillement animal et l’échappée d’instincts.