Extrait tiré de : Annie Ernaux, Les Années, 2008 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Françoise Cahen
La distance qui sépare le passé du présent se mesure peut-être à la lumière répandue sur le sol entre les ombres, glissant sur les visages, dessinant les plis d’une robe, à la clarté crépusculaire, quelle que soit l’heure de la pose, d’une photo en noir et blanc.
Sur celle-ci, une grande fille aux cheveux foncés, mi-longs et raides, visage plein, les yeux clignant à cause du soleil, se tient de biais, légèrement déhanchée de manière à faire saillir la courbe de ses cuisses, serrées dans une jupe droite descendant à mi-jambe, tout en les amincissant. La lumière effleure la pommette droite, souligne la poitrine pointant sous un pull d’où dépasse un col Claudine blanc. Un bras est caché, l’autre pend, la manche retroussée au-dessus d’une montre et d’une main large. La dissemblance avec la photo dans le jardin de l’école est frappante. En dehors des pommettes et de la forme des seins, plus développés, rien ne rappelle la fille d’il y a deux ans, avec ses lunettes. Elle pose dans une cour ouverte sur la rue, devant une remise basse, à la porte rafistolée, comme on en voit à la campagne et dans les faubourgs des villes. En fond, trois troncs d’arbres plantés sur un haut talus se détachent sur le ciel. Au dos, 1957, Yvetot.
Sans doute elle ne pense qu’à elle, en ce moment précis où elle sourit, à cette image d’elle qui fixe la fille nouvelle qu’elle se sent devenir :
en écoutant dans l’îlot de sa chambre Sidney Bechet, Édith Piaf et le 33 tours de jazz offert par la Guilde internationale du disque
notant dans un calepin des phrases qui disent comment vivre — qu’elles soient dans des livres leur assure un poids de vérité, il n’y a de bonheur réel que celui dont on se rend compte quand on en jouit
Elle connaît maintenant le niveau de sa place sociale — il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris —, inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en aperçoivent pas, ou le lui pardonnent, dans la mesure où elle est « marrante » et « relaxe », dit « ma piaule » et « j’ai les pétoches ».
Toute son énergie se concentre vers « avoir un genre ». Son souci reste ses lunettes de myope qui lui rapetissent les yeux et lui donnent l’air « polard ». Quand elle les enlève, elle ne reconnaît personne dans la rue.
Dans ses représentations de l’avenir le plus lointain — après le bac — elle se voit, son corps, son allure, sur le modèle des magazines féminins, mince, les cheveux longs flottant sur les épaules, et ressemblant à Marina Vlady dans La Sorcière. Elle est devenue institutrice quelque part, peut-être à la campagne, avec une voiture à elle, signe suprême d’émancipation, 2 CV ou 4 CV, libre et indépendante. Sur cette image s’étend l’ombre de l’homme, l’inconnu, qu’elle rencontrera comme dans Un jour tu verras, la chanson de Mouloudji, ou s’élançant l’un vers l’autre comme Michèle Morgan et Gérard Philipe a la fin des Orgueilleux. Elle est sûre qu’elle doit « se garder pour lui » et ressent comme une faute contre le grand amour de connaître déjà le plaisir toute seule. Bien qu’elle ait inscrit dans un carnet les jours où l’on ne risque pas d’être enceinte d’après la méthode Ogino, elle n’est que sentiment. Entre le sexe et l’amour, le divorce est total.
Au-delà du bac, sa vie est un escalier à gravir qui se perd dans la brume.