Extrait tiré de : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
Amoureuse de Monsieur de Nemours, la princesse de Clèves, par fidélité envers son mari, lutte contre ses sentiments et se retire dans une maison de campagne. Monsieur de Nemours, ignorant cet amour, cherche à la voir. [Épreuves anticipées de français du baccalauréat 2015, série ES/S, Polynésie]
Il vit beaucoup de lumières dans le cabinet1, toutes les fenêtres en étaient ouvertes et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres, qui servaient de porte, pour voir ce que faisait Mme de Clèves. Il vit qu’elle était seule, mais il la vit d’une si admirable beauté, qu’à peine fut-il maître du transport2 que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avait plusieurs corbeilles pleines de rubans, elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avait portée quelque temps et qu’il avait donnée à sa sœur, à qui Mme de Clèves l’avait prise sans faire semblant de la reconnaître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage avec une grâce et une douceur que répandaient sur son visage les sentiments qu’elle avait dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla, proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où était le portrait de M. de Nemours, elle s’assit et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.
On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adorait, la voir sans qu’elle sût qu’il la voyait, et la voir tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.
Ce prince était aussi tellement hors de lui-même, qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les moments lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin, il crut qu’il pourrait le faire avec plus de sûreté, parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes3, mais, voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !
Il trouva qu’il y avait eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans en être vu, mais à penser de s’en faire voir, il vit tout ce qu’il n’avait point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait par les accidents qui pouvaient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble, qu’une écharpe qu’il avait, s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnait assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnaître et sans balancer4 ni se retourner du côté où il était, elle entra dans le lieu où étaient ses femmes.