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Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique - Première partie, chapitre 2


Duras

Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique - Première partie, chapitre 2

Extrait tiré de : Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1951 (acheter l’œuvre)

Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat


À propos de cet extrait :

Le roman se situe vers 1930, dans l’Indochine française, à l’époque de la colonisation. La mère, venue de France, vit pauvrement avec ses deux enfants, sur des terrains incultivables, périodiquement envahis par la mer. Elle a déjà construit des barrages qui ont été détruits par les grandes marées, mais elle ne renonce pas à ce projet. [Épreuves anticipées de français du baccalauréat 2012, séries technologiques, Polynésie]


(licence Creative Commons BY-NC-SA, Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat)
Texte de l'extrait (source) :

— Si vous le voulez, nous pouvons gagner des centaines d’hectares de rizières et cela sans aucune aide des chiens du cadastre1. Nous allons faire des barrages. Deux sortes de barrages : les uns parallèles à la mer, les autres, etc.

Les paysans s’étaient un peu étonnés. D’abord parce que depuis des millénaires que la mer envahissait la plaine ils s’y étaient à ce point habitués qu’ils n’auraient jamais imaginé qu’on pût l’empêcher de le faire. Ensuite parce que leur misère leur avait donné l’habitude d’une passivité qui était leur seule défense devant leurs enfants morts de faim ou leurs récoltes brûlées par le sel. Ils étaient revenus pourtant trois jours de suite et toujours en plus grand nombre. La mère leur avait expliqué comment elle envisageait de construire ces barrages. Ce qu’il fallait d’après elle c’était les étayer2 avec des troncs de palétuviers3. Elle savait où s’en procurer. Il y en avait des stocks aux abords de Kam qui, une fois la piste terminée, étaient restés sans emploi. Des entrepreneurs lui avaient offert de les lui céder au rabais. Elle seule d’ailleurs prendrait ces frais-là à sa charge.

Il s’en était trouvé une centaine qui avaient accepté dès le début. Mais ensuite, quand les premiers avaient commencé à descendre dans les barques qui partaient du pont vers les emplacements désignés pour la construction, d’autres s’étaient joints à eux en grand nombre. Au bout d’une semaine tous à peu près s’étaient mis à la construction des barrages. Un rien avait suffi à les faire sortir de leur passivité. Une vieille femme sans moyens qui leur disait qu’elle avait décidé de lutter les déterminait à lutter comme s’ils n’avaient attendu que cela depuis le commencement des temps.

Et pourtant la mère n’avait consulté aucun technicien pour savoir si la construction des barrages serait efficace. Elle le croyait. Elle en était sûre. Elle agissait toujours ainsi, obéissant à des évidences et à une logique dont elle ne laissait rien partager à personne. Le fait que les paysans aient cru ce qu’elle leur disait l’affermit encore dans la certitude qu’elle avait trouvé exactement ce qu’il fallait faire pour changer la vie de la plaine. Des centaines d’hectares de rizières seraient soustraits aux marées. Tous seraient riches, ou presque. Les enfants ne mourraient plus. On aurait des médecins. On construirait une longue route qui longerait les barrages et desservirait les terres libérées.


1. « chiens du cadastre » : la mère désigne par cette expression les employés de l’administration coloniale qui vendent des terres incultivables et qui contribuent ainsi à l’appauvrissement des petits colons et à la misère de la population indochinoise.
2. « étayer » : consolider.
3. « palétuviers » : arbres des régions tropicales.