Extrait tiré de : Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, 1951 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
Dans Un barrage contre le Pacifique, roman inspiré de son enfance, Marguerite Duras raconte l’histoire d’une famille. Une mère, son fils (Joseph) et sa fille (Suzanne), colons en Indochine française, sont confrontés à la misère ; en cause, les terres impropres à la culture qui leur ont été attribuées par l’administration française L’extrait qui suit ouvre la seconde partie de l’œuvre. Il s’agit de montrer la grande ville coloniale, ses rues, son quartier blanc, ses trafics, ses lieux de loisirs. [Épreuves anticipées de français du baccalauréat 2012, séries technologiques, Polynésie]
C’était une grande ville de cent mille habitants qui s'étendait de part et d’autre d’un large et beau fleuve.
Comme dans toutes les villes coloniales il y avait deux villes dans cette ville ; la blanche et l’autre. Et dans la ville blanche il y avait encore des différences. La périphérie du haut quartier, construite de villas, de maisons d’habitation, était la plus large, la plus aérée, mais gardait quelque chose de profane. Le centre, pressé de tous les côtés par la masse de la ville, éjectait des buildings chaque année plus hauts. Là ne se trouvaient pas les Palais des Gouverneurs, le pouvoir officiel, mais le pouvoir profond, les prêtres de cette Mecque, les financiers.
Les quartiers blancs de toutes les villes coloniales du monde étaient toujours, dans ces années-là, d’une impeccable propreté. Il n’y avait pas que les villes. Les blancs aussi étaient très propres. Dès qu’ils arrivaient, ils apprenaient à se baigner tous les jours, comme on fait des petits enfants, et à s’habiller de l’uniforme colonial, du costume blanc, couleur d’immunité1 et d’innocence. Dès lors, le premier pas était fait. La distance augmentait d’autant, la différence première était multipliée, blanc sur blanc, entre eux et les autres, qui se nettoyaient avec la pluie du ciel et les eaux limoneuses2 des fleuves et des rivières. Le blanc est en effet extrêmement salissant.
Aussi les blancs se découvraient-ils du jour au lendemain plus blancs que jamais, baignés, neufs, siestant à l’ombre de leurs villas, grands fauves à la robe fragile.
Dans le haut quartier n’habitaient que les blancs qui avaient fait fortune. Pour marquer la mesure surhumaine de la démarche blanche, les rues et les trottoirs du haut du quartier étaient immenses. Un espace orgiaque3, inutile était offert aux pas négligents des puissants au repos. Et dans les avenues glissaient leurs autos caoutchoutées4, suspendues, dans un demi-silence impressionnant.
Tout cela était asphalté5, large, bordé de trottoirs plantés d’arbres rares et séparés en deux par des gazons et des parterres de fleurs le long desquels stationnaient les files rutilantes des taxis torpédos6. Arrosées plusieurs fois par jour, vertes, fleuries, ces rues étaient aussi bien entretenues que les allées d’un immense jardin zoologique où les espèces rares des blancs veillaient sur elles-mêmes. Le centre du haut quartier était leur vrai sanctuaire. C’était au centre seulement qu’à l’ombre des tamariniers7 s’étalaient les immenses terrasses de leurs cafés. Là, le soir, ils se retrouvaient entre eux. Seuls les garçons de café étaient encore indigènes, mais déguisés en blancs, ils avaient été mis dans des smokings, de même qu’auprès d’eux les palmiers des terrasses étaient en pots. Jusque tard dans la nuit, installés dans des fauteuils en rotin derrière les palmiers et les garçons en pots et en smokings8, on pouvait voir les blancs, suçant pernod9, whisky-soda, ou martel-perrier10, se faire, en harmonie avec le reste, un foie bien colonial.