Extrait tiré de : Annie Ernaux, Une femme, 1988 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
[Épreuves anticipées de français du baccalauréat 2003, séries technologiques, Polynésie]
Ils se sont mariés en 1928.
Sur la photo de mariage, elle a un visage régulier de madone, pâle, avec deux mèches en accroche-coeur, sous un voile qui enserre la tête et descend jusqu’aux yeux. Forte des seins et des hanches, de jolies jambes (la robe ne couvre pas les genoux). Pas de sourire, une expression tranquille, quelque chose d’amusé, de curieux dans le regard. Lui, petite moustache et nœud papillon, paraît beaucoup plus vieux. Il fronce les sourcils, l’air anxieux, dans la crainte peut-être que la photo ne soit mal prise. Il la tient par la taille et elle lui a posé la main sur l’épaule. Ils sont dans un chemin, au bord d’une cour avec de l’herbe haute. Derrière eux, les feuillages de deux pommiers qui se rejoignent leur font un dôme. Au fond, la façade d’une maison basse. C’est une scène que j’arrive à sentir, la terre sèche du chemin, les cailloux affleurant, l’odeur de la campagne au début de l’été. Mais ce n’est pas ma mère. J’ai beau fixer la photo longtemps, jusqu’à l’hallucinante impression de croire que les visages bougent, je ne vois qu’une femme lisse, un peu empruntée dans un costume de film des années vingt. Seules, sa main large serrant les gants, une façon de porter haut la tête, me disent que c’est elle.