Extrait tiré de : Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, 1951
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar fait revivre le personnage historique d’Hadrien, empereur de Rome au IIe siècle, en rédigeant, à la première personne, les mémoires fictifs qu’il aurait pu écrire. Dans cet extrait, Hadrien se remémore une nuit qu’il a passée à la belle étoile dans le désert de Syrie. [Épreuves anticipées de français du baccalauréat 2017, série ES/S, Amérique du Nord]
Une fois dans ma vie, j’ai fait plus : j’ai offert aux constellations le sacrifice d’une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès1, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre2, étoile polaire3 des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d’années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant; le Serpent précédait le Sagittaire; l’Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j’ai donné depuis le plus cher des noms4. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu’on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s’éteignirent; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent5, et bientôt passé. J’ai essayé de m’unir au divin sous bien des formes; j’ai connu plus d’une extase; il en est d’atroces; et d’autres d’une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m’aurait jamais permis d’atteindre.