Extrait tiré de : George Sand, Histoire de ma vie, 1855 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
George Sand (1804-1876) composa de 1847 à 1855 son autobiographie, qui parut d’abord en feuilleton dans le journal La Presse en 1854-55. Elle précise dès le début sa conception de l’autobiographie, en la mettant en relation avec les Confessions de Rousseau. [Épreuves anticipes de français du baccalauréat 2008, série L, session de septembre]
Un abîme sépare les Confessions de Jean-Jacques Rousseau de celles du Père de l’Église1. Le but du philosophe du dix-huitième siècle semble plus personnel, partant2 moins sérieux et moins utile. Il s’accuse afin d’avoir occasion de se disculper, il révèle des fautes ignorées afin d’avoir le droit de repousser des calomnies publiques3. Aussi c’est un monument confus d’orgueil et d’humilité qui parfois nous révolte par son affectation4, et souvent nous charme et nous pénètre par sa sincérité. Tout défectueux et parfois coupable que peut être cet illustre écrit, il porte avec lui de graves enseignements, et plus le martyr s’abîme et s’égare à la poursuite de son idéal, plus ce même idéal nous frappe et nous attire.
Mais on a trop longtemps jugé les Confessionsde Jean-Jacques au point de vue d’une apologie purement individuelle. Il s’est rendu complice de ce mauvais résultat en le provoquant par les préoccupations personnelles mêlées à son œuvre. Aujourd’hui que ses amis et ses ennemis personnels ne sont plus, nous jugeons l’œuvre de plus haut. Il ne s’agit plus guère pour nous de savoir jusqu’à quel point l’auteur des Confessions fut injuste ou malade, jusqu’à quel point ses détracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous intéresse, ce qui nous éclaire et nous influence, c’est le spectacle de cette âme inspirée aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destinée philosophique, c’est le combat de ce génie épris d’austérité, d’indépendance et de dignité, avec le milieu frivole, incrédule ou corrompu qu’il traversait, et qui, réagissant sur lui à toute heure, tantôt par la séduction, tantôt par la tyrannie, l’entraîna tantôt dans l’abîme du désespoir, et tantôt le poussa vers de sublimes protestations.
Si la pensée des Confessions était bonne, s’il y avait devoir à se chercher des torts puérils et à raconter des fautes inévitables, je ne suis pas de ceux qui reculeraient devant cette pénitence publique. Je crois que mes lecteurs me connaissent assez, en tant qu’écrivain, pour ne pas me taxer de couardise5. Mais, à mon avis, cette manière de s’accuser n’est pas humble, et le sentiment public ne s’y est pas trompé.
1. Saint Augustin (354-430) : auteur auquel Rousseau a emprunté son titre de Confessions.
2. Partant : donc.
3. La rédaction des Confessions obéit en partie au désir de Rousseau de se défendre contre les attaques virulentes de certains de ses contemporains.
4. Affectation : souci d’offrir une certaine image, pose.
5. Couardise : lâcheté.