Extrait tiré de : Louise Michel, Mémoires, 1886 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Juliette Carré
Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.
J’aurais voulu que l’animal se vengeât, que le chien mordît celui qui l’assommait de coups, que le cheval saignant sous le fouet renversât son bourreau ; mais toujours la bête muette subit son sort avec la résignation des races domptées. — Quelle pitié que la bête !
Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les bras tremblants, cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit, lamentable, le supplice infligé par l’homme.
Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent.
Des cruautés que l’on voit dans les campagnes commettre sur les animaux, de l’aspect horrible de leur condition, date avec ma pitié pour eux la compréhension des crimes de la force.
C’est ainsi que ceux qui tiennent les peuples agissent envers eux ! Cette réflexion ne pouvait manquer de me venir. Pardonnez-moi, mes chers amis des provinces, si je m’appesantis sur les souffrances endurées chez vous par les animaux.
Dans le rude labeur qui vous courbe sur la terre marâtre1, vous souffrez tant vous-mêmes que le dédain arrive pour toutes les souffrances.
Cela finira-t-il jamais ?
Les paysans ont la triste coutume de donner de petits animaux pour jouets à leurs enfants. On voit sur le seuil des portes, au printemps, au milieu des foins ou des blés coupés en été, de pauvres petits oiseaux ouvrant le bec à des mioches de deux ou trois ans qui y fourrent innocemment de la terre ; ils suspendent l’oiselet par une patte pour le faire voler, regardent s’agiter ses petites ailes sans plumes.
D’autres fois ce sont de jeunes chiens, de jeunes chats que l’enfant traîne comme des voitures, sur les cailloux ou dans les ruisseaux. Quand la bête mord le père l’écrase sous son sabot.
Tout cela se fait sans y songer ; le labeur2 écrase les parents, le sort les tient comme l’enfant tient la bête. Les êtres, d’un bout à l’autre du globe (des globes peut-être !), gémissent dans l’engrenage : partout le fort étrangle le faible. Étant enfant, je fis bien des sauvetages d’animaux ; ils étaient nombreux à la maison, peu importait d’ajouter à la ménagerie3. Les nids d’alouette ou de linotte4 me vinrent d’abord par échanges, puis les enfants comprirent que j’élevais ces petites bêtes ; cela les amusa eux-mêmes, et on me les donnait de bonne volonté. Les enfants sont bien moins cruels qu’on ne pense ; on ne se donne pas la peine de leur faire comprendre, voilà tout.
1. marâtre : mauvaise mère.
2. le labeur : le travail difficile, celui de la terre
3. ménagerie : ensemble des animaux gardés dans un lieu
4. alouette, linotte : petits oiseaux de la famille des passereaux (comme les moineaux).