Extrait tiré de : Simone de Beauvoir, La force de l’âge (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du brevet
Simone de Beauvoir vient d’avoir vingt ans : en s’installant à Paris, dans une pension tenue par sa grand-mère, elle obtient enfin la liberté dont elle avait tant rêvé pendant ses années d’études... Elle raconte cette installation au deuxième tome de son œuvre autobiographique.
Ce qui me grisa lorsque je rentrai à Paris, en septembre 1929, ce fut d’abord ma liberté. J’y avais rêvé dès l’enfance, quand je jouais avec ma sœur à « la grande jeune fille ». Étudiante, j’ai dit avec quelle passion je l’appelai. Soudain, je l’avais ; à chacun de mes gestes, je m’émerveillais de ma légèreté. Le matin, dès que j’ouvrais les yeux, je m’ébrouais, je jubilais. Aux environs de mes douze ans, j’avais souffert de ne pas posséder à la maison un coin à moi. Lisant dans Mon journal1 l’histoire d’une collégienne anglaise, j’avais contemplé avec nostalgie le chromo2 qui représentait sa chambre : un pupitre, un divan, des rayons couverts de livres ; entre ces murs aux couleurs vives, elle travaillait, lisait, buvait du thé, sans témoin : comme je l’enviai ! J’avais entrevu pour la première fois une existence plus favorisée que la mienne. Voilà qu’enfin moi aussi j’étais chez moi ! Ma grand-mère avait débarrassé son salon de tous ses fauteuils, guéridons, bibelots. J’avais acheté des meubles en bois blanc que ma sœur m’avait aidée à badigeonner d’un vernis marron. J’avais une table, deux chaises, un grand coffre qui servait de siège et de fourre-tout, des rayons pour mettre mes livres, un divan assorti au papier orange dont j’avais fait tendre les murs. De mon balcon, au cinquième étage, je dominais les platanes de la rue Denfert-Rochereau et le lion de Belfort. Je me chauffais avec un poêle à pétrole rouge et qui sentait très mauvais : il me semblait que cette odeur défendait ma solitude et je l’aimais. Quelle joie de pouvoir fermer ma porte et passer mes journées à l’abri de tous les regards ! Je suis très longtemps restée indifférente au décor dans lequel je vivais ; à cause, peut-être, de l’image de Mon journal je préférais les chambres qui m’offraient un divan, des rayonnages ; mais je m’accommodais de n’importe quel réduit : il me suffisait encore de pouvoir fermer ma porte pour me sentir comblée.
Je payais un loyer à ma grand-mère et elle me traitait avec autant de discrétion que ses autres pensionnaires ; personne ne contrôlait mes allées et venues. Je pouvais rentrer à l’aube ou lire au lit toute la nuit, dormir en plein midi, rester claquemurée vingt-quatre heures de suite, descendre brusquement dans la rue. Je déjeunais d’un bortsch chez Dominique3, je dînais à la Coupole d’une tasse de chocolat. J’aimais le chocolat, le bortsch, les longues siestes et les nuits sans sommeil, mais j’aimais surtout mon caprice. Presque rien ne le contrariait. Je constatai joyeusement que le « sérieux de l’existence », dont les adultes m’avaient rebattu les oreilles, en vérité ne pesait pas lourd. Passer mes examens, ça n’avait pas été de la plaisanterie ; j’avais durement peiné, j’avais eu peur d’échouer, je butais contre des obstacles et je me fatiguais. Maintenant, nulle part je ne rencontrais de résistances, je me sentais en vacances, et pour toujours.
1 : mensuel de l’époque, pour filles et garçons de cinq à dix ans.
2 : illustration en couleur.
3 : restaurant russe qui servait entre autres choses le bortsch, un potage traditionnel de l’Est.