Extrait tiré de : Colette, La Vagabonde, 1910 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
Renée Néré est une comédienne divorcée que son premier mariage a convaincue des charmes de la solitude. Elle tombe néanmoins amoureuse du jeune Max. À la fin du roman, elle rompt avec Max et se livre aux réflexions qui suivent.
[…] Cher intrus, que j’ai voulu aimer, je t’épargne. Je te laisse ta seule chance de grandir à mes yeux : je m’éloigne. Tu n’auras, à lire ma lettre, que du chagrin. Tu ne sauras pas à quelle humiliante confrontation tu échappes, tu ne sauras pas de quel débat tu fus le prix, le prix que je dédaigne...
Car je te rejette, et je choisis... tout ce qui n’est pas toi. Je t’ai déjà connu, et je te reconnais. N’es-tu pas, en croyant donner, celui qui accapare1 ? Tu étais venu pour partager ma vie... Partager, oui : prendre ta part ! Être de moitié dans mes actes, t’introduire à chaque heure dans la pagode2 secrète de mes pensées, n’est-ce pas ? Pourquoi toi plutôt qu’un autre ? Je l’ai fermée à tous.
Tu es bon, et tu prétendais, de la meilleure foi du monde, m’apporter le bonheur, car tu m’as vue dénuée et solitaire. Mais tu avais compté sans mon orgueil de pauvresse : les plus beaux pays de la terre, je refuse de les contempler, tout petits, au miroir amoureux de ton regard...
Le bonheur ? Es-tu sûr que le bonheur me suffise désormais ?... Il n’y a pas que le bonheur qui donne du prix à la vie. Tu me voulais illuminer de cette banale aurore, car tu me plaignais obscure. Obscure, si tu veux : comme une chambre vue du dehors. Sombre, et non obscure. Sombre, et parée par les soins d’une vigilante tristesse ; argentée et crépusculaire comme l’effraie3, comme la souris soyeuse, comme l’aile de la mite4. Sombre, avec le rouge reflet d’un déchirant souvenir... Mais tu es celui devant qui je n’aurais plus le droit d’être triste...
Je m’échappe, mais je ne suis pas quitte encore de toi, je le sais. Vagabonde, et libre, je souhaiterai parfois l’ombre de tes murs... Combien de fois vais-je retourner à toi, cher appui où je me repose et me blesse ? Combien de temps vais-je appeler ce que tu pouvais me donner, une longue volupté5, suspendue, attisée6, renouvelée... la chute ailée, l’évanouissement où les forces renaissent de leur mort même... le bourdonnement musical du sang affolé... l’odeur de santal7 brûlé et d’herbe foulée... Ah ! tu seras longtemps une des soifs de ma route !
Je te désirerai tour à tour comme le fruit suspendu, comme l’eau lointaine, et comme la petite maison bienheureuse que je frôle... Je laisse, à chaque lieu de mes désirs errants, mille et mille ombres à ma ressemblance, effeuillées8 de moi, celle-ci sur la pierre chaude et bleue des combes9 de mon pays, celle-là au creux moite10 d’un vallon sans soleil, et cette autre qui suit l’oiseau, la voile, le vent et la vague. Tu gardes la plus tenace : une ombre nue, onduleuse, que le plaisir agite comme une herbe dans le ruisseau... Mais le temps la dissoudra comme les autres, et tu ne sauras plus rien de moi, jusqu’au jour où mes pas s’arrêteront et où s’envolera de moi une dernière petite ombre....
1. Accapare : monopolise.
2. Pagode : temple des pays d’Extrême-Orient.
3. L’effraie : espèce de chouette.
4. Mite : petit papillon gris.
5. Volupté : plaisir des sens.
6. Attisée : ranimée.
7. Santal : bois exotique odorant.
8. Effeuillées : détachées comme les feuilles d’un arbre.
9. Combes : vallées.
10. Moite : humide.