Extrait tiré de : Germaine de Staël, Delphine, 1802 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Ministère de l’Éducation nationale Annales du baccalauréat
Delphine aimait Léonce et était aimée de lui ; mais blessé par une fausse rumeur concernant Delphine, le jeune homme a épousé Matilde par dépit. Lorsqu’il apprend la vérité, il propose à Delphine de quitter Matilde ; cependant Matilde, enceinte, a supplié Delphine de renoncer à Léonce. Voici la réponse de Delphine à Matilde.
Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me retirerai ; il ignorera de même, quoi qu’il arrive, que c’est pour votre bonheur que je sacrifie le mien. J’ose vous le dire, Matilde, votre religion n’a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que je fais pour vous ; et Dieu qui lit dans les cœurs, Dieu qui sait la douleur que j’éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu’il vaut1. Oui, j’ose vous le répéter, quand j’aime mieux mourir qu’avoir à me reprocher vos douleurs, j’ai plus qu’expié2 mes fautes, je me crois supérieure à celles qui n’auraient point les sentiments dont je triomphe.
Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que j’ai dû respecter ; mais je l’aimais, mais vous n’avez pas su peut-être qu’avant de vous épouser… Laissons les morts en paix. Vous m’avez adjurée3 de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même, pouvais-je résister quand il devrait m’en coûter la vie ! Matilde, vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce, femme bénie du ciel, écoutez-moi : si celui dont je me sépare me regrette, ne blessez point son cœur par des reproches ; vous croyez qu’il suffit du devoir pour commander les affections du cœur, vous êtes faite ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avait pas fait un crime de l’amour ! Plaignez ces destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles ; ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de bienveillance pour l’Être suprême, pour la source éternelle de toutes les affections du coeur.
Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce ; vous avez éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l’amour dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l’estime et l’intérêt qu’il conservera pour moi, vous m’offenseriez cruellement ; il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus, et le dernier acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire !
Adieu, Matilde, vous n’entendrez plus parler de moi ; la compagne de votre enfance, l’amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle enfin qui n’a pu supporter votre peine, n’existe plus pour vous ni pour personne. Priez pour elle, non comme si elle était coupable, jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus ordonné de ne pas être sévère envers elle ! mais priez pour une femme malheureuse, la plus malheureuse de toutes, celle qui consent à se déchirer le cœur, afin de vous épargner une faible partie de ce qu’elle se résigne à souffrir.
1. Dieu […] estime […] cet effort ce qu’il vaut : Dieu apprécie cet effort à sa juste valeur.
2. Expié : réparé.
3. Adjurée : suppliée.