Extrait tiré de : Justine Lévy, Mauvaise fille, 2009 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Laura Prieur
Alors que Justine Lévy découvre qu’elle est enceinte, elle doit faire face à la maladie de sa mère, atteinte d’un cancer. La culpabilité s’installe ; celle d’être en vie, en bonne santé, enceinte même ! alors que sa mère, qui lui a donné naissance, meurt à petit feu.
Injustice poignante qui, malgré tout, rapproche les deux femmes qui ne se sont pas toujours très bien entendues. (Dans le roman, les personnages ont d’autres noms : Justine est donc « Louise »)
« Je viens voir maman tous les jours. J’arrive en sautillant, en pensant à autre chose, le ventre déjà un peu tendu par mon enfant à venir, c’est magnifique me disent les gens, la vie continue, elle poursuit son programme sacré, cette chaîne magnifique des morts et des vivants, la mère, la fille, sa fille, vous savez ce qui arrive à Louise ? Vous pouvez croire à cette coïncidence ? Vous vous rendez compte ? La vérité c’est que j’en peux plus. Je déteste ce pathos. Je me sens accablée, écrasée, sous le poids de leurs commentaires débiles. La vie à venir et l’autre vie qui s’en va : je n’ai aucune, mais alors aucune envie qu’on m’embête avec ça et qu’on prenne ces mines entendues pour m’en parler. Maman est malade et moi j’ai des envies absurdes de femme enceinte, voilà la situation. Maman souffre le martyre et moi j’ai besoin de tomates, de vinaigre, de citrons confits, voilà le seul truc intéressant. Maman est mourante et, sur le chemin de l’hôpital, je m’arrête à l’épicerie, j’achète plein de bonnes choses, je vais à l’hôpital, comme on va à l’école, sans réfléchir, par obligation, par lâcheté, en faisant parfois l’hôpital buissonnier. Maman va mourir, c’est une question de mois, peut-être de semaines, ou de jours, et je ne suis pas capable de faire ce que toutes les filles du monde ont fait, font ou feraient à ma place : lui dire, juste lui dire, maman, c’est formidable, un enfant, mon enfant, le tien d’une certaine façon, le printemps, un miracle. Chaque jour, je me dis demain. Mais chaque jour, j’invente une nouvelle excuse : qu’elle est énervée, exténuée, qu’elle est toute gaie au contraire et que ça pourrait lui troubler sa toute nouvelle gaieté, que c’est jour de début de cycle de chimio, ou de fin, ou que je ne suis pas venue depuis vingt-quatre heures et qu’elle va croire que c’est l’excuse que j’ai trouvée, elle-même ne voit rien, elle est tellement intelligente, elle me connaît si bien, les mères normalement comprennent tout et, pourtant, elle ne voit rien, elle ne remarque rien, peut-être que c’est exprès, un signe, un message, qu’elle veut d’abord guérir, ou moins souffrir, ou se débarrasser de cette satanée ascite1. Je sautille mais je me déteste. »
1. ascite : accumulation d’un liquide dans une partie du ventre.