Extrait tiré de : Justine Lévy, Mauvaise fille, 2009 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Laura Prieur
Alors que Justine Lévy découvre qu’elle est enceinte, elle doit faire face à la maladie de sa mère, atteinte d’un cancer. La culpabilité s’installe ; celle d’être en vie, en bonne santé, enceinte même ! alors que sa mère, qui lui a donné naissance, meurt à petit feu.
Injustice poignante qui, malgré tout, rapproche les deux femmes qui ne se sont pas toujours très bien entendues. (Dans le roman, les personnages ont d’autres noms : Justine est donc « Louise »)
« Quand j’étais petite, mes copines me disaient ça doit être chouette d’avoir Maman pour maman, on doit pouvoir faire tout ce dont on a envie, se coucher à pas d’heure, s’habiller avec des grands tee-shirts, des perfectos et même des minisantiags, ne pas avoir à ranger sa chambre, ne pas avoir de chambre du tout si on veut, dormir dans le salon, s’endormir au son d’une guitare ou d’une conversation, ne pas aller à l’école si on est fatiguée ou si c’est maman qui l’est trop pour vous y emmener. Ça doit être bien d’avoir une maman comme ça, elles me disaient ! Ça doit être rigolo, une maman qui oublie d’aller vous chercher à l’école, ou qui ne s’inquiète pas quand vous vous êtes perdue dans le quartier – c’est pas grave, tu as cinq ans, tu es grande et tu as toujours ton adresse autour du cou ! »
Eh bien, toute cette chouette liberté, la liberté de jouer avec les médocs, les seringues et le shit, la liberté de finir les verres d’alcool presque vides, et de découvrir l’ivresse, à six ans, la tête qui vous tourne, lourde, si lourde, et les adultes autour qui rigolent, Louise est bourrée, bouge pas Louise, on prend une photo de petite Louise, la liberté de manger ce qu’on veut quand on veut, du pain et des lychees, des Cracottes et des bonbons, ce qui traîne, la liberté d’avoir faim quand rien ne traîne mais de ne pas oser réclamer, la liberté d’entendre les bruits de l’amour dans la pièce d’à côté, la liberté de voir sa maman dans les bras d’un inconnu, ou d’une inconnue, la liberté de la voir s’allonger tout à coup sur le trottoir et se mettre à pleurer, comme ça, devant tout le monde, oh regarde ! est-ce que c’est pas original cette petite fille qui console sa maman couchée sur le trottoir ? La liberté d’être toute seule, oubliée à la sortie de l’école, ou à la maison parce qu’elle a rencontré un super-copain et qu’elle ne voit pas les heures passer, la liberté quand on s’endort de ne jamais être sûre à 100% que sa mère sera là au réveil, la liberté d’attendre, de frémir, d’avoir le cœur qui bat, qui bat, et de rester enfant quand même, je la hais cette liberté, elle me fait peur, elle me fait horreur, je n’aime que les normes, les emplois du temps réglés au millimètre, les habitudes, se coucher parce qu’il est tard, s’alimenter parce qu’il est l’heure, aimer sa maman parce qu’elle est aimable, se faire gronder quand on a fait une bêtise, savoir ce qu’est une bêtise, c’est ça que je veux inculquer à ma fille – comment je vais faire ? Comment je vais lui donner ce que je n’ai pas eu ? »