Extrait tiré de : Lorette Nobécourt, La démangeaison, 1994 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Laura Prieur
Depuis son enfance, Irène souffre de psoriasis, une maladie chronique de la peau qui à la fois défigure et provoque une perpétuelle démangeaison. À cause d’elle, ses congénères en pension l’appellent « caïman ». La narratrice découvre qu’en devenant gratte-papier, elle expulse la haine qui la démange et sa difficulté à vivre parmi les autres.
Petit à petit, je suis devenue ma maladie, radicalement exposée aux autres, à fleur de peau. À tout moment je me suis trouvée en quarantaine. Car mes vêtements, ma nourriture, mes bains et mes crèmes furent multiples et autres. À moi, il fallait des climats différents, des rites particuliers, une façon de vivre unique, de celles qui inquiètent par leur cérémonial douteux. Entre le sang qui coulait de mon tissu extérieur, entre mes cris la nuit, mes sanglots étouffés, ma rage à ne pas me gratter, à ne pas céder à cet envahissement de ma personne, j’avais les bains odieux, aux plantes venues d’ailleurs dont l’odeur était aussi désagréable que persistante. J’avais le psoralène, les injections de calomel, l’huile soufrée et celle de chaulmoogra, l’acide chrysophanique après le décapage. J’avais les somnifères pour enfin m’endormir, mais la maladie revenait alors malgré moi et mes ongles griffaient ma peau dans mon inconscience. Pendant mes rêves, j’achevais de me défigurer. Sur le visage, les cicatrices douteuses de ma lutte s’affichaient comme autant de preuves de mon intimité au matin.
Car intime je l’étais oui, avec toute l’horreur de l’homicide familial1, des membres entre eux, de la haine qui s’électrisait quotidiennement dans l’antre, à l’abri de tous. Je dénonçais sans cesse par cette écriture de peau, tout ce que j’avais à dire, tout ce que j’allais dire un jour, tout ce qu’il me serait donné de révéler. Le texte s’en imprimait sur mon épiderme, annonçait ma parole prochaine. Leur2 panique blanche de ces pensées dans mon cerveau, je la voyais lorsqu’ils regardaient mes maladies se développer, les symptômes se multiplier. Un texte-fleuve, telles furent mes allergies, immondes, repoussantes, terrifiantes que j’inscrivais avec mes ongles nerveusement, que je gravais définitivement dans ma couenne. Éplucher ma peau, c’était mettre à nu l’horreur banale, sempiternelle du petit groupe affreux que sont les siens. Je grattais pour atteindre le noyau de cela, pour enfin m’en débarrasser. En le crachant.
1. Irène ressent de la haine pour sa famille (surtout ses parents), qu’elle tient pour responsable de son état.
2. Leur panique : celle des membres de sa famille.