Extrait tiré de : Valérie Valère, Le pavillon des enfants fous, 1980 (acheter l’œuvre)
Extrait proposé par : Laura Prieur
À treize ans, Valérie Valère est internée au pavillon des enfants fous d’un grand hôpital parisien. Deux ans plus tard, elle écrit le récit de son séjour : « j’ai choisi de parler pour oublier, pour rayer, pour me libérer de ces humiliations quotidiennes plus cruelles que les coups qui m’auraient permis de nourrir ma haine. » Alors qu’elle écrit, la jeune adolescente qui souffre d’anorexie mentale prend peu à peu conscience des raisons qui l’ont amenée à se priver de nourriture. Mais l’hôpital est une prison, son traitement une souffrance.
C’est celle du matin qui est en train d’ouvrir la porte. Je la vois apparaître entre les tartines de pain et le bol de café, un sourire presque ironique sur les lèvres.
« Alors, t’as bien dormi ? »
Non, mais elle se fout de moi, de me demander si j’ai bien dormi.
« T’as pas mangé hier soir ? C’est marqué sur le carnet. Pourquoi t’as pleuré tant que ça ? »
Ils marquent tout ce que je fais maintenant. Quand le docteur passe, il lit : « a été pisser à huit heures dix, a mangé deux grains de riz, s’est levée à trois heures du matin pour aller aux toilettes. » Ça m’a tellement étonnée... Qu’est-ce que je croyais donc ? Ridicules, ils sont ridicules, je peux me moquer d’eux autant que je veux, ils ne pourront jamais savoir ce que je pense.
Je regarde ses yeux plissés et bleus, ils sont laids, elle a une petite tête mais un gros corps, elle me fait rire mais c’est elle qui a les clefs, elle me fait rire mais c’est moi qui suis enfermée... Elle croit que je vais y toucher à son jus de chaussette et à ses tartines infectes ? Mon regard se fixe sur ses mains, la tête baissée et les larmes prêtes à l’offensive.... Je sens qu’elle s’énerve, elle en a assez de parler pour rien, je ne l’écoute même pas, et surtout je ne vide jamais les plateaux... Sa voix se cabre. Elle m’attrape le menton, s’attendrit un peu puis s’exaspère :
« La chef de clinique va venir te voir aujourd’hui, et je t’assure qu’elle n’est pas commode, ça va mal aller : depuis un mois que t’es là, t’as pas pris un gramme, tu te moques du monde, tu sais ! Alors t’en veux pas de tes tartines ? Tant pis, entête-toi, mais tu sais, tu n’y gagneras rien, tu resteras plus longtemps, c’est tout. »
Elle m’écœure, elle est repoussante, est-ce que l’homme qui est dans son lit sait ce qu’elle fait aux enfants errants dans le couloir ? Peut-être que ça ne le touche même pas, comment peut-il faire l’amour à cette femme tellement horrible ? Il doit certainement être masochiste. Peut-être se fait-il soigner par le docteur qui vient le matin dans le pavillon des adultes... celui qu’elle lui a conseillé, présenté...
De nouveau, je suis seule, mais c’est un soulagement. Oui, la solitude est très belle. Je ne veux plus qu’elles tournent la clef dans la serrure, je veux qu’elles m’oublient au fond de ce cachot, qu’elles ne me narguent plus avec leurs plateaux, leurs paroles. Gardez-le votre monde, vous m’entendez, il est encore trop bien pour vous, je ne l’accepterai jamais, ce n’est pas le vrai, celui-là ! Laissez-moi ! Laissez-moi