Article ajouté le 18/07/2017 à 17h32
Au mois de mai de l’année 1670, Mme de Villedieu fait paraître un recueil de huit fables animalières chez Claude Barbin, un libraire parisien qui s’est spécialisé dans la publication d’ouvrages mondains. Deux ans plus tôt, en 1668, le même Barbin venait de connaître un immense succès éditorial grâce à la publication des Fables choisies, mises en vers par M. de La Fontaine. Cette chronologie fait donc de Mme de Villedieu l’un des tout premiers auteurs à s’inscrire dans le sillage du grand poète, et surtout la première autrice à écrire des fables depuis Marie de France (XIIe-XIIIe siècles) et Marguerite de Navarre (La Fable du faux cuyder, 1543), le genre étant encore largement masculin. Avant d’être imprimées, les Fables, ou Histoires allégoriques avaient été offertes au monarque lors de la saint Louis, en août 1669, sous forme d’un manuscrit soigné avec un hommage en vers. Le recueil conserve la trace de ce geste courtisan via la dédicace « À sa Majesté », d’autant qu’il s’agit pour Mme de Villedieu de se rappeler au bon souvenir de Louis XIV qui lui a promis une pension de 1500 livres dès 1665, toujours impayée.
Mme de Villedieu eut à subir la critique d’être une pâle imitatrice de La Fontaine, comme la plupart des successeurs du fabuliste d’ailleurs, mais la dévalorisation culmina au XIXe siècle lorsque Louis Ménard publia un livre au titre éminemment polémique : La Fontaine et Mme de Villedieu. Les fables galantes présentées à Louis XIV le jour de sa fête. Essai de restitution à La Fontaine (1882). La restitution se doublait d’une destitution, soutenue par de violentes attaques misogynes. Six des huit fables seraient des inédits de La Fontaine, et non de la plume de Mme de Villedieu, dont le style serait grossier et licencieux, à l’image de son existence. Autre réflexe critique de nature à biaiser la réception des fables de Mme de Villedieu : les considérer de manière séparée, comme un mini-recueil (donc, forcément faible), alors qu’elles s’insèrent dans un ensemble complexe où elles servent de préambule à deux autres pièces poétiques, elles-mêmes escortées d’une dédicace (Le Triomphe de l’Amour sur l’Enfance, « Ballet de Monseigneur le Dauphin envoyé à Monseigneur le duc de Montausier » ; Epitalame sur le mariage de Mademoiselle de Lyonne avec Monsieur de Nanteüil, précédé d’une « Lettre escrite à Monseigneur de Lyonne, Sur les Cabinets du Roy »). En réalité, Mme de Villedieu propose à son dédicataire prestigieux de « galantes fables », qu’elle place sous le patronage d’Ovide, car son recueil se veut à la fois un nouvel art d’aimer, à la mode du temps, et un manuel à l’usage des futur·es marié·es. Il s’adresse donc aussi à Madeleine de Lionne, fille du protecteur de Mme de Villedieu, qui venait d’épouser Monsieur de Nanteuil (10 février 1670), et à travers elle, il s’adresse à toutes les jeunes femmes promises au mariage et susceptibles de rencontrer l’amour – ou de le perdre, voire d’être abusées, déçues, trompées par lui. Il promeut une vision de l’amour pragmatique et sincère, où l’épicurisme galant l’emporte sur l’idéalisme tragique. En témoigne la fable inaugurale, « La Tourterelle et le Ramier », qui exploite avec délicatesse le motif de la veuve consolée en décrivant un beau parcours de résilience. D’aucuns y décèlent des accents autobiographiques, Mme de Villedieu étant endeuillée par la perte de son amant, tombé au siège de Lille en 1667. La fable offre ainsi une réécriture féminine et galante de « La jeune Veuve » de La Fontaine (VI, 21), et sans doute aussi une réécriture positive d’un air de cour de Pierre Guédron « Qu’on ne me parle plus d’amour, l’inconstance règne à la Cour » (Ballet des inconstants, 1608).
« La Tourterelle et le Ramier » est incontestablement la fable la plus célèbre de Mme de Villedieu, celle dont la faveur extraordinaire ne s’est jamais démentie : dès 1671, elle figure dans un Nouveau Recueil de quelques pièces curieuses tant en prose qu’en vers, puis elle est durablement incluse dans les compilations de pièces poétiques, comme la Bibliothèque poétique, ou nouveau choix des plus belles pièces de vers en tout genre (1745), le Recueil des plus belles pièces des poètes français, depuis Villon jusqu’à Benserade (1752), les Chefs-d’œuvre poétiques des dames françaises, depuis le treizième siècle jusqu’au dix-neuvième (1841), etc. Au XVIIIe siècle, elle est même plagiée sous le titre « La Tourterelle et le moineau » (Le Fablier français, ou Élite des meilleures fables depuis La Fontaine, 1771).
Ajoutons pour finir qu’elle eut une prestigieuse lectrice en la personne de Mme de Sévigné. Pour moquer les amours de Mme de La Sablière, l’épistolière évoque en effet dans sa correspondance la « tourterelle Sablière » qui « apprit au ramier [le marquis de La Fare ?] le chemin de son cœur » (Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan du 19 août 1676).
Extrait tiré de : Marie-Catherine de Villedieu, Fables, ou Histoires allégoriques, dédiées au Roi, 1670
Extrait proposé par : Edwige Keller-Rahbé
Qu’on ne me parle plus d’Amour, ni de Plaisirs,
Disait un jour la triste Tourterelle :
Consacrez-vous, mon Âme, à d’éternels soupirs,
J’ai perdu mon Amant fidèle.
Arbres, Ruisseaux, Gazons délicieux,
Vous n’avez plus de charmes pour mes yeux,
Mon Amant a cessé de vivre :
Qu’attendons-nous, mon cœur ? Hâtons nous de le suivre.
Comme on l’eût dit, autrefois on l’eût fait.
Quand nos Pères voulaient peindre un Amour parfait :
La Tourterelle en était le symbole,
Elle suivait toujours son Amant au trépas ;
Mais la mode change ici-bas,
De cette constance frivole.
Le Désespoir a perdu son crédit,
Et Tourterelle se console,
S’il faut tenir pour vrai, ce que ma Fable en dit.
Elle prétend, que cette Désolée,
À sa juste douleur voulant être immolée,
Choisit un vieux Palais, vrai séjour des Hiboux ;
Où sans chercher aucune nourriture,
Un prompt trépas était son espoir le plus doux :
Mais qui ne sait pas, qu’en toute conjoncture,
La Providence est plus sage que nous ?
Dans cette demeure sauvage,
Habitait un jeune Ramier,
Houpé, patu1, de beau plumage,
Et, quoique jeune, vieux Routier2
Dans l’art de soulager les douleurs du veuvage.
Pour notre Tourterelle, il mit courtoisement,
Ses plus beaux secrets en usage ;
La Pauvrette, au commencement,
Loin de prêter l’oreille à son langage,
Ne voulait pas, se montrer seulement :
Mais le Ramier parlant de défunt son Amant,
Insensiblement il l’engage
À recevoir son compliment.
Ce compliment fut d’une grande force,
Il disait du défunt, toute sorte de bien,
Ne blâmait la Veuve de rien ;
Bref, c’était une douce amorce,
Pour attirer un plus long entretien.
Voilà donc la belle Affligée,
En tendres propos engagée :
Elle tombe sur le discours
De l’Histoire de ses Amours :
Dépeint, non sans cris, et sans larmes,
Du pauvre Trépassé, les vertus et les charmes :
Et ne croyant par là, que flatter sa douleur,
Elle apprit au Ramier le chemin de son cœur.
Par ce que le Défunt avait fait pour lui plaire,
Il comprit ce qu’il fallait faire.
Il était copiste entendu ;
Il sut si dextrement imiter son modèle,
Que dans peu notre Tourterelle
Crut retrouver en lui, ce qu’elle avait perdu.
Extrait tiré de : La Fontaine, Fables choisies, 1668
Extrait proposé par : Edwige Keller-Rahbé
La perte d’un époux ne va point sans soupirs.
On fait beaucoup de bruit ; et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole ;
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;
C’est toujours même note et pareil entretien :
On dit qu’on est inconsolable ;
On le dit, mais il n’en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. À ses côtés, sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. »
Le mari fait seul le voyage.
La belle avait un père, homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
À la fin, pour la consoler,
« Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes :
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut. »
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois, on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis ? » dit-elle.
Extrait tiré de : Pierre Guédron, Airs de différents autheurs, mis en tablature de luth par Gabriel Bataille. Second livre, Paris, Pierre Ballard, 1609
Extrait proposé par : Edwige Keller-Rahbé
Qu’on ne me parle plus d’amour,
L’inconstance règne à la Cour,
Ô Dieux punissez ces âmes volages,
Ô Dieux punissez ces légers amoureux.
Ces amants pour nous décevoir
Jurent Amour et son pouvoir :
Ô Dieux punissez ces âmes parjures,
Ô Dieux punissez ces légers amoureux.
Ils n’ont de la fidélité
Sinon pour la déloyauté :
Ô Dieux punissez ces cœurs infidèles,
Ô Dieux que n’ont-ils leurs cœurs dans les yeux.
Ils feignent plus de passion
Lorsqu’ils ont moins d’affection :
Ô Dieux punissez ces cœurs infidèles,
Ô Dieux punissez ces légers amoureux.
La foi de ces esprits moqueurs
Fuit par leurs bouches de leurs cœurs :
Ô Dieux punissez ces cœurs infidèles,
Ô Dieux punissez ces légers amoureux.
Pistes d’études à moduler selon les niveaux de classe
La forme de la fable et la voix du fabuliste
1. Énumérez les critères formels et thématiques qui font de ces deux textes une fable.
2. Quel type de vers est choisi dans les deux fables ?
3. Où se trouve explicitement formulée la morale dans chacune des deux fables ?
4. Quelles autres morales pourrait-on dégager de ces deux fables ?
5. Relevez les marques de l’énonciation dans les deux fables. Le degré d’implication des fabulistes est-il le même ? Pourquoi ?
6. Quel est le rapport des deux fabulistes à la vérité de leur fable ? Quelle conséquence pour l’intrigue ?
7. À partir des observations tirées des questions 6 et 7, dégagez le portrait/l’ethos de chacun des deux fabulistes.
Les personnages de la fable
1. Les personnages mis en scène : quelle différence observez vous quant à la nature des personnages ? Quelle conséquence pour l’intrigue ?
2. En vous fondant sur des indices précis, dites si la tonalité du portrait de la Tourterelle et de la jeune veuve est la même.
3. Dans la fable de Mme de Villedieu, en quoi le portrait du Ramier est-il satirique ?
4. Le Ramier est-il un personnage positif ou négatif ? Pour répondre à cette question, interrogez ses intentions, ses motivations et l’effet qu’il produit sur la tourterelle.
5. Le même et l’autre : le Ramier est-il différent du défunt mari de la Tourterelle ? Pourquoi ?
6. L’ancien et le nouveau : chez La Fontaine, le père est « prudent et sage ». Qu’en concluez-vous sur son âge ? Qu’en est-il du Ramier chez Mme de Villedieu ? Quelle génération, quel ordre incarnent ces deux personnages ?
7. De quel personnage chacun des fabulistes adopte-t-il le point de vue ? Quelle conséquence pour l’intrigue ?
La conception de l’amour et du deuil amoureux
1. De quoi la tourterelle est-elle traditionnellement le symbole ?
2. Quels sont les moyens mis en œuvre pour consoler la jeune veuve dans chacune des deux fables ? En quoi Mme de Villedieu et La Fontaine diffèrent-ils sur ce point ?
3. Travail du deuil et travail textuel :
étudiez, chez Mme de Villedieu, les différents qualificatifs servant à décrire l’état de la Tourterelle. Voyez-vous une progression ? La Fontaine, prête-il autant d’attention à sa jeune veuve ? Pourquoi ?
étudiez, chez La Fontaine, les repères temporels. Combien de temps dure le deuil ? La conduite du récit est-elle lente ou rapide ?
4. Travail du deuil et travail verbal :
étudiez les modalités de restitution des discours du Ramier (Mme de Villedieu) et du père (La Fontaine). Quelle différence ?
étudiez les stratégies langagières du Ramier (Mme de Villedieu) et du père (La Fontaine). Quelle est la plus efficace ? Pourquoi ?
5. En vous appuyant sur une étude détaillée des deux derniers vers de chaque fable (construction, mètre, sonorités), vous direz quel portrait se dégage de la Tourterelle et de la jeune veuve. Laquelle a fait le plus de chemin ?
6. Fidélité vs inconstance :
la Tourterelle de Mme de Villedieu a-t-elle oublié son défunt époux ? Pourquoi ? Et la jeune veuve de La Fontaine ?
en quoi la Tourterelle est-elle paradoxalement fidèle, et à qui est-elle fidèle ?
7. Quelle conception de l’amour est-elle promue dans les deux fables et, par contrecoup, quelle conception de l’amour est-elle disqualifiée ?
8. En quoi le fait que nous ayons une fabuliste et un fabuliste influence-t-il le traitement du veuvage au féminin ?
Écriture
1. « Voilà donc la belle Affligée,/ En tendres propos engagée :/ Elle tombe sur le discours/ De l’Histoire de ses Amours :/ Dépeint, non sans cris, et sans larmes,/ Du pauvre Trépassé, les vertus et les charmes » (Mme de Villedieu)
Imaginez le récit de la rencontre amoureuse entre la Tourterelle et son défunt mari, et faites le portrait de celui-ci.
2. Le père de la jeune veuve, chez La Fontaine, s’étonne du revirement de sa fille. Imaginez l’argumentation qu’elle avance pour le convaincre de son désir de se remarier.
Autour de la fable au féminin (XVIIIe, XIXe et XXe siècles) :
Lectures : fables de Mme de Genlis, Mme Dufrénoy, Mme de la Férandière, Mme Roland, Mme Jolliveau, Mme Manceau, Augusta Coupey, Françoise Sagan…
Sources :
Russell Ganim, « Fact or Fable ? Female Gender and Sexuality in Villedieu’s Histoires allégoriques », Formes et formations au dix-septième siècle, Actes du 37e congrès annuel de la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, University of South Carolina, Columbia, 14-16 avril 2005, Buford Norman (dir.), Biblio 17, vol. 168, 2006, p. 63-71.
Edwige Keller-Rahbé, « Fables au féminin : le cas des Fables ou Histoires allégoriques (1670) de Mme de Villedieu (1640 ?-1683) », Séminaire « Procédures de réécriture et réception stylistique : le travail des Fables (d'Esope à Robert Desnos) », 2015.
Jean-Pierre Lafouge, « Madame de Villedieu dans ses fables », Actes de Wake Forest, M. R. Margitic et B. R. Wells (dir.), Paris-Seattle-Tübingen, PFSCL, « Biblio 17 », n° 37, 1987, p. 469-482.
Jean-Pierre Lafouge, « Sincérité et veuvage : Corneille, Racine, La Fontaine, Mme de Villedieu, Mme de Lafayette », Cahiers du Dix-Septième, vol. IV, n° 1, Spring 1990, p. 151-166.
Louis Ménard, La Fontaine et Mme de Villedieu. Les fables galantes présentées à Louis XIV le jour de sa fête. Essai de restitution à La Fontaine, par Louis Ménard, Paris, Charavay frères, 1882.
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