Article ajouté le 24/10/2020 à 11h45
Judith Gautier (1845-1917) est une femme de lettres dont les œuvres témoignent d’une passion certaine pour l’Asie. C’est grâce à un lettré chinois, accueilli par son père - Théophile Gautier - que Judith apprend la langue chinoise et s’initie à la civilisation de l’Empire du Milieu. À vingt-deux ans, elle publie Le Livre de Jade, une collection d’anciens poèmes chinois, choisis et traduits par ses soins. En 1869 et 1875, elle publie deux romans : Le Dragon Impérial et L’Usurpateur. Puis elle publie un certain nombre de pièces de théâtre, dont La Marchande de sourires en 1888, sous-titrée « pièce japonaise ». Judith Gautier s’inscrit donc avec ces œuvres dans le mouvement du japonisme.
Cette pièce est un drame de vengeance et de passion : une courtisane, avide de richesse, tente d’assassiner son amant, dont le fils est recueilli et élevé par un prince. Ce fils grandit et décide de venger ses parents. Dans notre extrait, Ivashita, le fils de Yamato trompé par la courtisane Cœur-de-Rubis, retrouve son vrai père après des années et apprend le nom de la femme qui a détruit sa vie. Mais nous sommes au cœur d’un dilemme tragique : cette femme est la mère de sa fiancée.
Juliette Cagnac
Extrait tiré de : Judith Gautier, La marchande de sourires, 1888
Extrait proposé par : LIFG3107@ENS Lyon
IVASHITA : Non, non. Entre moi et la félicité parfaite, il n’y a plus maintenant que la vengeance. Ah ! qu’elle vienne vite !… Si vous saviez quelle joie m’attend à mon retour là-bas… (Hésitant, puis avec effusion.) Comment ne pas ouvrir son cœur devant un père pour lui montrer tout de suite ce qu’il contient de plus précieux ? Écoutez. Depuis peu de temps, je suis fiancé à la plus ravissante des jeunes filles ; quand vous la verrez, vous direz comme moi que Fleur-de-Roseau1 n’a pas sa pareille. Vous voulez bien qu’elle soit ma femme, n’est-ce pas ?
YAMATO : Tu me rendras dans tes enfants le charmes de tes jeunes perdues pour moi !
IVASHITA : C’est que, croyez-vous, je l’aime comme un fou, et je marche à travers la vie comme un homme ivre. Aussitôt notre arrivée chez mon père adoptif, on célèbrera nos noces, et le ciel comble tous mes vœux ! Vous êtes là pour bénir mon bonheur ; mais hâtons-nous de nous venger, ma colère contre nos meurtriers s’augmente encore du temps qui retarde les jours heureux.
YAMATO : Ah ! pardonnons ! pardonnons !
TIKA2 (solennelle) : Seigneur Yamato, votre fils a raison ; vous oubliez la pauvre morte, qui, elle, n’a commis aucune faute, et pourtant est privée de la joie qui nous est donnée aujourd’hui. Oui, mon enfant, le devoir qu’il vous reste à remplir est sacré. Votre mère en mourant, vous a chargé de la venger. La volonté des morts est souveraine. Cherchez les misérables, poursuivez-les ! Pas de pitié, ils n’en ont eu aucune !
IVASHITA : Leurs noms ? Tu sais leurs noms, nourrice ?
TIKA : Oui, et je vais vous les dire : celui du meurtrier de votre père3, que nous ignorions, j’ai fini par le découvrir. Il se nommait le bâtard de Simabara.
IVASHITA : Simabara !
TIKA : La courtisane qui a conduit le bras de l’assassin se nommait Cœur-de-Rubis.
IVASHITA, poussant un cri : Cœur-de-Rubis ! Ah !
TIKA : Qu’avez-vous ?
IVASHITA, comme écrasé : Cœur-de-Rubis. (Il chancelle.)
YAMATO : Mon fils !… Ah ! Tika, comme il est pâle !
TIKA : Seigneur ! mon enfant ! d’où vient ce désespoir ?
IVASHITA, revenant à lui : Ah ! ma vie est brisée. C’est horrible, mon père ; mais rassurez-vous, je connais les lois de l’honneur. Je saurai m’arracher le cœur, pour le jeter sous vos pieds, puisque c’est cela qu’il faut.
YAMATO : Hélas ! Qu’a-t-il donc ?
IVASHITA : Si vous saviez !
YAMATO : Parle, mon fils, parle, je t’en conjure.
IVASHITA : Oui, oui, je parlerai. Mais je vous jure encore que vous serez vengé ! – Je jure que tu seras vengée, ma mère ! – Vos ennemis, hélas ! Je les connais : l’homme, le meurtrier, ce Simabara, échappe au châtiment ; il est mort depuis plusieurs années. Mais la grande criminelle existe encore.
TIKA : Ah tant mieux ! Elle payera pour tous !
IVASHITA : Oui, Tika, elle sera punie, punie par le vengeur que ma mère a désigné. Mais voyez l’atroce cruauté du destin : je vous parlais à l’instant de ma fiancée, de cette adorable enfant, qui était pour moi toute la vie. Eh bien…
YAMATO : Eh bien ?
IVASHITA : Sa mère, c’est Cœur-de-Rubis !
(Rideau. Fin de l’acte IV.)
1. Fiancée de Ivashita et fille de Cœur-de-Rubis.
2. Tika est la nourrice de Ivashita qui l’a confié au prince après la disparition de ses parents. Elle vient de retrouver son maître Yamato dans la scène 4 de l’acte IV.
3. Yamato, le père de Ivashita, a été jeté dans une rivière. On le croyait mort. Mais Tika l’a retrouvé vivant dans la scène précédente.
La principale piste d’étude pour cet extrait se focalise sur la notion de dilemme.
1) Comment se construit le dilemme et la contradiction au fil du texte ?
→ On peut noter l’opposition de deux tonalités dès le début de l’extrait : d’un côté, la joie d’Ivashito et de Yamato liée à leur retrouvailles et l’annonce du mariage (évoqué dans une tonalité presque lyrique), de l’autre, la colère qui couve, indice d’un malheur prochain. Le retournement de situation que constitue la fin est ainsi accentué par le caractère déceptif de l’extrait.
→ La mise en scène d’un duel puisque s’opposent les voix de Tika et de Yamato, entre lesquelles Ivashita semble pris en étau (il ne s’adresse jamais aux deux en même temps par exemple, mais toujours à l’un puis à l’autre, ce qui matérialise le balancement entre le cœur et le devoir).
→ Avec quelle intrigue classique peut-on faire le parallèle ? Le dilemme dans le Cid qui se pose à Rodrigue. Une piste de littérature comparée.
2) Analyser le rôle de la nourrice dans la scène : apparaît-elle comme un personnage effacé ou au contraire, comme un agent essentiel ? Noter que la scène progresse non par l’action mais par la parole, et notamment grâce à la rhétorique persuasive de la nourrice qui attise le désir de vengeance chez Ivashita.
→ Quels éléments utilise Tika pour persuader Ivashita de venger ses parents (dans la réplique 5) ? son allure (cf. la didascalie) ; le recours au pathos en voulant inspirer la pitié chez Ivashita par l’évocation des liens du sang, de la souffrance de la mère (l’adjectif « pauvre »), l’insistance sur l’injustice subie par la mère avec l’opposition autour de l’adverbe « pourtant » ; recours à la notion de « devoir » qui s’oppose au cœur ; discours de haine très animé (presque une harangue de chef militaire ou politique contre un ennemi public) comme en témoignent les exclamatives.
→ Le discours de Tika est-il efficace ? Comment cela se traduit-il dans les paroles d’Ivashita ?
On peut noter l’empressement immédiat d’Ivashita (dès la réplique 6) à avoir plus d’informations (phrase nominale, répétition de la question).
→ Analyser l’instauration d’un nouveau rapport de force entre les protagonistes : comment se manifeste-t-il textuellement ? Dès lors, la nourrice joue un rôle essentiel puisqu’elle donne les informations qui permettent l’émergence du dilemme en révélant l’identité des coupables.
3) Comment fonctionne le processus de dramatisation de la scène ?
Le passage de la joie au malheur ; le spectateur connaît les réactions d’Ivashita mais en ignore les raisons (à partir de la réplique 10, jusqu’à la réplique finale) ; les répliques se font de plus en plus courtes, avec présence de stichomythies dans la deuxième moitié de l’extrait ; Ivashita, lorsqu’il annonce qu’il va parler à la réplique 17, ne révèle la vraie cause de son malheur que quatre répliques plus loin (processus de retardement).
→ Cela traduit à la fois une douleur irrépressible et indicible, et probablement le désir chez Ivashita de repousser l’inéluctable.
1) Étudier brièvement le japonisme au théâtre, et l’apport de Judith Gautier à ce mouvement (elle poursuit notamment une visée vulgarisatrice qui consiste à donner accès à tous à un rêve asiatique).
→ À cet égard, on peut s’aider de l’article suivant : Guy Ducrey, « Le japonisme au théâtre », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, n° 18, 2011, « Sœur Philomène – Autour du japonisme », p. 125-148.
L’article souligne notamment le décalage entre une œuvre qui se veut japonisante (par rupture avec le classicisme) et une intrigue qui semble somme toute très classique.
2) Un travail de mise en scène peut être proposé aux élèves, puisque cette pièce fut louée pour la qualité de cette dernière, alors qu’il y a finalement peu d’indications dans la pièce même.
→ Extrait d’une chronique de L’Evènement (citation trouvée dans l’article de Persée) : « Il faut admirer sans réserve le merveilleux goût artistique qu’a déployé M. Porel pour nous montrer le Japon (…) Un immense éventail japonais remplace le rideau traditionnel. Le long des branches de l’éventail en thuya sont suspendues des bandes de papier, symboles de la divinité »…
→ Sans montrer cette description aux élèves, il est possible de leur faire imaginer leur propre mise en scène de cette extrait à partir de leur propre façon de voir le Japon. Puis faire un travail de comparaison entre leur vision et celle donnée par Judith Gautier/son décorateur, qui reflète une vision d’époque.
3) C’est enfin l’occasion de faire des prolongements en histoire de l’art en travaillant sur le japonisme.
→ En littérature : Baudelaire, Hugo, Proust…
En art, l’influence sur les arts décoratifs et notamment l’Art Nouveau
Cet article de LIFG3107@ENS Lyon est mis à disposition selon les conditions de la licence ouverte 2.0.